Retranscription
Mots-clés: Oran, Paris, judaïsme, antisémitisme, musique, cuisine, OAS, 1968, transmission de la mémoire.
Enquête orale
Exposition Pieds noirs ici, la tête ailleurs
Date : 23 Juin 2011
Enquêteur : Juliette Spire
Retranscription fait par Elsa
Juliette Spire : Ben en fait on va repartir en arrière. Justement. Et ce qu’on va commencer dans un premier temps, si vous pouviez me raconter en fait la trajectoire de votre famille et de vous même, l’histoire de votre famille en fait en Algérie. Depuis quand elle est installée, et caetera.
ANON : D'accord. Donc c’est dans ce sens là que je répondais sur le terme pied noir de façon un peu sceptique : le mot pied noir a été très peu employé en Algérie, il a été plutôt employé, d’après moi, hein, d’après mes souvenirs, en France pour en fait agglomérer un certain nombre de gens qui étaient de nationalité française et qui étaient rapatriés en France, qui venaient d’Algérie. L’histoire de ma famille… Du côté de mon père ce qui est sûr, c’est qu’il y a des racines berbères, donc la chose qu’on sait de façon très précise, c’est que le grand-père de mon grand-père est venu de Lybie à pied avec un âne parce qu’il était colporteur, c’est peut-être, sûrement de là que vient le nom Badache. J’ai fait des recherches, finalement autant berbère qu’un peu en espagnol et aussi dans le sud ouest de la France, patache c’est le petit bateau qui fait du cabotage. Qui va de port en port. Et qui a donné le nom patache dans le sud ouest ! Qui est une carriole, vous savez ? une charrette ! Voilà. Et donc le grand-père de mon grand-père était colporteur, et d’après ce qu’on nous disait, il allait de village en village pour colporter pas mal d’objets et aussi des objets rituels, puisqu’il allait dans les communautés juives et il vendait des bibles, des choses comme ça. Et il a voyagé à pied de Tripoli jusqu’à Tlemcen ! Et c’est là que ma famille s’est installée, à Tlemcen. Dans le sud du département d’Oran. Et il y a cette origine berbère qui est certaine, alors ensuite y a eu dans la famille un mythe, mais ce mythe moi je l’interprète comme quoi, parce qu’il y a une région de Hongrie qui s’appelle Badache, ou Badach plutôt, parce qu’en fait notre nom c’est B, A, D, A, C, H, au départ, sans Euh, ça pouvait se prononcer Badach, et certains membres de la famille ont estimé qu’on venait de Hongrie, alors bon, est ce qu’on vient de Hongrie ou pas, en tout cas de toute façon on a des racines berbères, du côté de mon père. Parce que le nom Badache est répandu aussi en Algérie, c’est pas très répandu mais ça existe dans les familles arabes, plutôt berbères. Et du côté de ma mère, c’est plutôt… du côté de ma mère, elle a un oncle qui est Seban, qui est un nom arabe, mais elle était très marquée culturellement par des origines espagnoles, c’est ce dont je parlais tout à l’heure avec les chansons, espagnoles, qu’on appelle aujourd’hui ladino, on prononçait pas le mot ladino en Algérie, on disait Tétouanais. Y avait quelque chose de l’Espagne et de Tétouan, parce que Tétouan c'était une ville du Maroc espagnol dans laquelle s’étaient installés beaucoup de juifs après l’expulsion des Juifs en 1492 d’Espagne, et ils s’étaient installés et ensuite ils avaient un langage particulier qui était cet espagnol du XIIIe siècle, qui est le judéo-espagnol, qu’on appelle aujourd'hui ladino. Et que parlait la belle mère de ma mère, et par contre la mère de ma mère était une, elle était née à Séville, donc elle était vraiment d’origine espagnole, elle s’appelait Mansana, ce qui veut dire la pomme en espagnol. Donc y a une origine espagnole très, très marquée, alors même que son nom pourrait faire dire aussi qu’il y a une origine berbère. Donc quand on me dit pied noir, moi pour moi le mot pied noir, y a beaucoup d’interprétations. Mais moi je pense que l’interprétation qui est la plus véridique c’est celle des colons qui, lorsqu’ils sont arrivés en Algérie, les colons français avaient des grandes bottes parce qu’ils étaient souvent à cheval, et c’est pour ça qu’on les appelait pieds noirs. De ce côté là je ne me sens aucun rapport avec ces gens là, je méprise pas ni rien mais on n’avait aucun rapport, d’autant plus qu’on a été pendant des siècles très rejetés par cette catégorie de la population française d’Algérie, en tant que juifs, en tant que… et surtout en tant que juifs indigènes, puisqu’après l’abolition du décret Crémieux en 1941 on redevenait, on avait perdu, nos familles ont perdu la nationalité française…
JS : Ah oui, dans la période de la guerre le décret Crémieux a…
ANON : On est devenus juifs indigènes. Et souvent ce mot juif indigène, je l’ai entendu à nouveau dans les années 1950 et 1960, par des vrais pieds noirs. Moi je pense qu’il y avait beaucoup d’antisémitisme en Algérie, de la part de cette population. Ce qui fait que finalement, on peut dire que la guerre d’Algérie nous a réuni dans une certaine mesure parce que toutes les personnes qui étaient de nationalité et d’origine françaises dans les années, fin des années 1950, 1960 se sont retrouvées ensemble sur le mythe de l’Algérie française, et après quand il y a eu, quand l’ensemble des populations d’origine française ont été rapatriées en France, ben on les a tous appelés pieds noirs, avec cette… C’est un peu un mythe ! Un mythe d’amalgame ! Qui était surtout exprimé par Enrico Macias, qui lui était juif d’origine berbère et même arabe, on peut dire arabe puisque sa famille était des musiciens qui chantaient en arabe ! Et qui a exprimé à travers sa chanson j’ai quitté mon pays, et qui a amalgamé toutes ces populations dont finalement l’élément qui les rassemblait c'était le fait qu’ils ont quitté leur pays et qu’ils étaient de nationalité française.
JS : Et donc l’origine espagnole, vous la revendiquez ? Vous vous sentez un peu espagnol ?
ANON : Je la revendique parce que culturellement, j’étais très marqué dans ma plus tendre enfance parce que ma mère nous chantait des berceuses en espagnol. Et en judéo-espagnol, c’est pas exactement la même chose qu’en espagnol, c’est judéo-espagnol. Oui, je le revendique, et je le revendique à nouveau maintenant, assez tard, parce que finalement je suis, bon, moi je suis musicien, j’ai tenté dans ma vie de faire une carrière de musicien mais j’y suis jamais arrivé, j’ai réussi ailleurs mais j’ai jamais réussi dans ma passion, parce que ça ne m’a jamais permis de gagner ma vie. Et j’ai beaucoup chanté, j’ai beaucoup composé, j’ai beaucoup écrit, et on peut dire sur la fin de ma vie, à partir de cinquante ans, j’ai retrouvé les chansons de ma mère qu’elle nous chantait quand j’étais bébé. Et je les ai retrouvées et maintenant je les chante et je les transmets à mes enfants. C’est ce qu’on appelle, sauf en ce qui me concerne, c’est un matrimoine. Les familles juives espagnoles qui ont été expulsées en 1492, beaucoup ont gardé la langue et les chansons d’origine, qu’on appelle ladino, et les ont transmises de façon orale par les mères. Les pères transmettant la religion et l’hébreu et les mères transmettant la langue d’origine, qui est une langue, d’abord un espagnol du XIIIe siècle, qui n’est pas le même que celui… quand je chante des chansons en ladino les Espagnols disent, c’est bizarre !
JS : ça ressemble un peu à la musique arabo-andalouse, quoi ? Ou pas vraiment ?
ANON : Je vais vous faire écouter, c’est pas de la musique arabo-andalouse, c’est judéo andalouse, non, non, c’est plus espagnol, c’est plus… alors c’est bizarre parce qu’en fait comme ces chansons étaient transmises de mère en fille de façon orale, sans instrument, c'était des chansons a capella, comme les chantait ma mère, aujourd'hui si vous tapez sur internet ladino, il y a toutes les interprétations possibles ! Y en a qui chantent du ladino en lyrique, y en a qui chantent du ladino en flamenco et y en a qui chantent du ladino en andalou, en andalou-arabe. Ça veut dire qu’en fait c’est la mélodie et les paroles qui sont les plus importantes, plutôt que le style, on peut en faire ce qu’on veut ! Et moi j’en fais même une interprétation un peu rock, parce que finalement je me sens pas du tout iconoclaste parce qu’il n’y a jamais, il n’y a pas eu une interprétation précise. Voilà.
JS : C’est pas écrit, oui. Et donc justement la langue, qu’est ce que… qu’est ce qui était parlé dans votre famille ?
ANON : Alors, là c’est important, oui. Euh… une chose déjà, mes parents parlaient l’arabe dialectal couramment, l’arabe d’Algérie. Ils parlaient français, et ma mère donc était très… elle parlait avec sa famille et sa belle-mère surtout Tétouanais. Voilà. Donc ça c’est du côté de mes parents. De notre côté, ce que je peux dire c’est que je retrouve la fameuse histoire drôle des juifs ashkénazes, qui dit, les enfants qui disent, qu’est ce qu’ils font les parents quand ils rentrent dans leur chambre ? Eh ben ils se déshabillent, ils se mettent l’un sur l’autre et puis ils parlent yiddish (il rit) ! ça c’est l’histoire… et moi je pourrais dire, ils se déshabillent… ils se mettent l’un sur l’autre et après ben ils parlent arabe ! Parce que quand ils ne voulaient pas qu’on comprenne ce qu’ils disaient, ben ils parlaient en arabe. Ce qui veut dire qu’on ne comprenait rien ! Et ils n’avaient aucune, aucune envie qu’on apprenne l’arabe ! Il faut comprendre les juifs algériens comme étant des… une population qui a voulu absolument, suite au décret Crémieux et à cette envie d’être plus Français que les Français, les personnes de la génération de mes parents ont désiré couper au maximum un certain nombre de racines pour que leurs enfants soient des Français à part entière et des vrais Français. Ça se voit aussi dans les prénoms, ça c’est assez significatif. Les prénoms c’est incroyable ! Toute ma génération, hein, je veux dire, j’ai vérifié ça chez mes cousins, chez mes copains et caetera. Tous nos grands-parents avaient des prénoms hébreux. Un point c’est tout. Au point que mon grand-père, comme il n’avait que le prénom hébreu et que ce prénom était Alaralim, mon grand-père paternel, Alaralim c’est quand même très compliqué, l’officier d’état civil a marqué Ramin, il pouvait pas faire autrement, eh ben il s’est créé un prénom français ! Donc les générations de nos grands parents n’avaient que les prénoms hébreux. La génération de mes parents avaient le prénom hébreu d’abord et un prénom français derrière, ce qui veut dire déjà qu’il y avait… voilà. Et tous, tous mes oncles, tous mes tantes, ont pris le prénom français comme prénom d’usage. On expulsait le prénom hébreu.
JS : Oui, mais vous êtes né juste après la guerre, donc…
ANON : Oui. Et nous on avait surtout des prénoms français, et quelquefois des prénoms hébreux derrière. Donc on voit cette évolution qui fait que, pour revenir au langage, ils voulaient absolument qu’on soit Français, qu’on apprenne à l’école l’anglais et le latin, l’espagnol, mais surtout pas l’arabe, qui était considéré par mes parents comme étant une tare ! Mais quand même ils parlaient arabe couramment. Et ça moi je trouve, y a une histoire que j’ai racontée c’est que, une fois que mes parents ont été rapatriés à un moment donné, à la retraite ils ont fait un voyage en Tunisie, un voyage organisé. Et pendant tout le voyage, ils étaient avec un groupe de Niçois, pendant tout le voyage ils étaient en Tunisie, voilà, avec tout le monde, et caetera, et ils n’ont pas fait mine de parler arabe, pas du tout. Et à un moment donné, y avait un marchand de tapis qui était en train d’escroquer un touriste qui était dans le car, qui faisait partie de leur truc, et à un moment donné mon père, il parlait en arabe avec son collègue en lui disant, on va les avoir ces Frankaoui, et caetera, et mon père devant l’urgence et devant le danger, lui a parlé en arabe en lui disant, arrête ton truc, j’ai tout compris de ce que tu as dit. Et tout d’un coup à la fin du séjour, tout le groupe dans lequel étaient mes parents leur ont dit, mais enfin, vous parlez arabe, vous comprenez depuis le début, vous nous avez pas aidés ! Et quelle richesse ! Ils parlaient arabe couramment, eh ben pendant tout le séjour, pendant une semaine, ils ont caché qu’ils connaissaient ça parce que c’est pas une richesse pour eux. C'était une tare. Ce qui fait que, pour revenir sur votre question, on a été coupés de ces racines langagières, et dans la chanson dont je vous ai parlé tout à l’heure sur l’origine, c’est une chanson dont le refrain est un peu en berbère, un peu en arabe et un peu en français, parce que paradoxalement, quand on se faisait mal y avait le réflexe de ma mère qui était toujours Smellah, quand on sortait de la douche y avait toujours le réflexe de ma mère qui était Bessarah, c'est-à-dire, y avait des mots comme ça qui étaient plus forts qu’eux, qui sortaient sur des moments importants de la vie, sur des moments de… y avait beaucoup de mots en arabe, Abdullah, y avait pas inch’allah mais y avait Abdullah.
JS : Berbère et arabe c’est pas tout à fait la même chose ?
ANON : Non, c’est pas la même chose. Non, ils parlaient pas beaucoup berbère sauf quelques petites phrases, quelque petits mots. Ma chanson elle s’appelle Deni den den, c’est du berbère, ça veut dire emporté par la chansonnette. Y avait des trucs, des chansonnettes comme ça un peu en berbère. Mais c'était surtout en arabe que les mots sortaient, et quelquefois pour ma mère en espagnol, bien sûr. Mais nous, on était coupés de ça, et y avait une volonté qu’on ne soit pas entachés de cet élément. De cet élément là.
JS : Et donc votre famille, c'était quel milieu, vous avez grandi dans quel milieu ?
ANON : Alors on a grandi dans un milieu, disons de classe moyenne, commerçants.
JS : Vos parents ils faisaient quoi ?
ANON : Alors mon père et ma mère tenaient des magasins de vêtements. Mon père un atelier, un atelier de vêtements, et ma mère un magasin de chemises à Oran, c'était une chemiserie, des belles chemises, toutes d’origine anglaise, c'était un joli magasin chic, quoi. Alors par contre, quelle origine, ma mère elle était d’origine très pauvre, des bouchers, des bouchers kasher de père en fils. Mais des bouchers très pauvres, au point que ça a été le drame de ma mère : à treize ans, comme beaucoup de gens de sa génération, hein, de gens pas aisés, alors qu’elle était très brillante à l’école, elle a conservé jusqu’à la fin de sa vie une orthographe parfaite et puis une connaissance de la littérature, notamment Victor Hugo, Voltaire, des choses comme ça, elle a été obligée après le certificat d’études d’aller travailler, donc elle a arrêté ses études. Comme beaucoup de gens de sa génération, hein, même en France ! ça, ça a été un grand drame, pour des raisons de pauvreté ! En revanche mon père était originaire d’une famille très riche, mais qui a été plus ou moins déshérité par son père et rejeté par son père avant que mon grand-père ne meure. La raison qui a été avancée c’est que justement il faisait une mésalliance en se mariant avec ma mère. Donc y avait deux origines un peu différentes, je pense que ma mère était très flattée de se marier avec un Badache, parce que moi quand je suis retourné en Algérie…
JS : Mésalliance sociale, alors ?
ANON : Mésalliance sociale, oui, pas religieuse. Sociale. Mais elle était très forte, hein, la pression de ce côté là ! Je crois que mon père, mon grand-père avait pour mon père d’autres visées que le fait qu’il se marie avec une juive du quartier pauvre de Bellihoud, comme on disait, le quartier des Juifs. Et qu’il avait d’autres visées pour lui et qu’il n’a pas supporté qu’il se marie avec elle. Et… donc y avait ces deux origines, ma mère était je pense très flattée, je pense qu’elle a pensé faire une… un saut social en épousant un Badache, mais en fait ils se sont retrouvés assez vite sans beaucoup d’argent, mais enfin en même temps, disons que c'était les classes moyennes, moi quand je compare à des gens qui vivaient en France dans les années 1950, on avait quand même la salle de bains, même la machine à laver, les WC dans la maison, et caetera ! Enfin c'était quand même…
JS : Oui, vous étiez en ville !
ANON : On était en ville ! Voilà. On était en ville. Mais même quand je compare à des gens de mon âge qui vivaient dans Paris, ils avaient pas tout ce qu’on avait, hein ! donc on était une classe moyenne plutôt assez aisée, mais pas riche, hein, voilà. Mais assez aisée pour que mes parents finalement en 1959, la grande bêtise qu’ils ont faite c’est qu’ils ont acheté un appartement de cinq pièces au centre ville d’Oran en 1959, étant persuadés que… que voilà, ils avaient réussi un peu à gagner de l’argent et tout cet argent ils l’ont placé dans cet appartement en centre ville, à l'époque ils auraient pu aussi bien acheter le même, au même prix à Nice ou à Marseille… Et voilà. Et après ils ont tout perdu.
JS : Et donc vous, donc vous êtes né en 1945, vous avez grandi, vous avez passé toute votre enfance en fait à Oran, donc ça s’est passé comment ? Vous étiez mélangé avec tout le monde ?
ANON : Oui, très mélangé, très mélangé ! A l’école primaire. Je me souviens d’une école primaire dans laquelle y avait beaucoup de mélange d’enfants d’origines très différentes, arabes, espagnols… Mais en même temps très mélangés, parce qu’on était dans les mêmes classes, et en même temps dès qu’on rentrait à l’école primaire il fallait qu’on sache dans quelle communauté on était. C'était très, très communautaire. Et donc aussi beaucoup, beaucoup de racisme qui était régulier, qu'on appellerait aujourd'hui racisme et qui avait l'air d'être quelque chose d'évident et de normal. Quand je parle à des gens de ma génération qui étaient en Algérie on se faisait traiter de sale juif de sale Espagnol, mais il fallait qu'on sache ce que chacun était. C'était très, très courant de... qu'il y ait des insultes, qu'il y ait des injures sur l'origine, parce que chacun devait afficher son origine et le savoir, moi j'ai ce souvenir là. Mais pourtant c'était bon enfant et moi j'ai un bon souvenir. Je pense que si on disait à un enfant de l'école primaire qui revenait aujourd'hui à la maison en disant on m'a traité de sale juif ça ferait un scandale aujourd'hui, et y aurait des mesures, etc. Alors que moi si je venais raconter ça à mon père il me disait c'est normal. Tous les jours on me traitait de sale juif. Tous les jours, tous les jours, y avait soit un Espagnol, soit un Arabe, et moi je le traitais de sale Espagnol, et voilà. C'était vraiment quotidien, et pourtant ça nous empêchait pas d'être copains, de jouer au foot, etc. mais...
JS : Quand vous dites « sale Espagnol », vous avez aussi des origines espagnoles...
ANON : Oui mais oh là ! Attention, les Espagnols d'Oran, les Espagnols d'origine catholique ils étaient très, très antisémites, ah oui, oui c'était pas la même chose et en plus, en plus, quand y avait des Espagnols qui entendaient ma mère parler ladino c'était vraiment : « c'est quoi cet espagnol pourri ? ». Alors que moi je savais pas mais j'aurais pu leur dire à l'époque mais ça date du XIIIème siècle, c'est le vrai espagnol, c'est l'espagnol qui n'a pas été bâtardisé par plein de, de... mais je savais pas, et donc y avait aussi ce mépris de ces gens qui parlaient un espagnol très peu compréhensible. Notamment y avait la jota qui n’était pas utilisée, « moujère », parce que l'espagnol du moyen-âge la jota n'était pas encore introduite. Donc non, non les espagnols... jodillo, c'était insultant, juif en espagnol. Parce que les Espagnols à Oran étaient très, très cathos, très, très marqués. Je me rappelle on avait une gouvernante, enfin une baby-sitter espagnole qui nous gardait, parce que nos parents ils travaillaient beaucoup, en tant que commerçants ils rentraient un peu tard et il y avait toujours cette baby-sitter qui nous gardait et ça j'ai un souvenir de ça mais très fort, à un moment donné mon père rentrait, etc. y avait les trucs, etc. et puis moi je dis à mon père parce que cette Espagnole nous parlait beaucoup, c'était bien, et je dis à mon père : « c'est vrai que les Juifs ont tué Jésus? ». Alors mon père : « qui t'a dit ça? » tu sais, « c'est Jeanine », alors « Jeanine c'est exagéré quand même ! » « C'est vrai, les Juifs ont tué Dieu » (c'est même pas Jésus, c'est Dieu, ils ont tué Dieu). Alors mon père qui lui dit : « Mais tu sais Jeannine, ton dieu en question, c'était un Juif ». Ah ! Mais là, c'était pas possible, c'était la pire des insultes, elle est partie, elle a dit : « je reviendrai plus dans cette maison », elle est partie voir son curé, qui lui a dit « non, mais ils disent n'importe quoi ces sales juifs, continue à bien défendre et explique à ses enfants que les Juifs ont tué Dieu, peut-être qu'ils reviendront au catholicisme ». C'était cette ambiance là qu'on avait quand on était là. Elle est revenue dire à mon père « Voilà, mon curé a dit que c'était pas vrai, c'était pas vrai. C'est pas possible que Jésus soit Juif. » Donc c'était ça l'ambiance très très catholique, très catholique, au point que j'ai aussi des souvenirs... alors comme mes parents ils étaient plutôt laxistes de ce côté là, ils l'acceptaient, y avait à Oran, lors de la Pâque chrétienne, une grande procession qui faisait le chemin de croix sur le Mont Santa Cruz, où y avait la vierge... Vous connaissez l'histoire de Santa Cruz?
JS : Oui.
ANON : D'accord.
JS : Mais vous pouvez m'expliquer un petit peu.
ANON : Santa Cruz c'est une petite montagne au-dessus d'Oran où lors d'un épisode de peste extrêmement importante, une épidémie de peste à Oran, les catholiques avaient mis en place une vierge et construit autour de cette vierge un monument... une église pour protéger la ville, et finalement la peste a été éradiquée, et on a attribué le fait que la peste ait été éradiquée au fait que la Sainte vierge de Santa Cruz a protégé la ville d'Oran. Ce qui fait que même les Arabes disaient ça, que c'était la vierge... même les musulmans etc. disaient que c'était la vierge qui avait éradiqué la peste. Et donc avec Jeannine, quand mes parents étaient dans leur commerce, etc, le vendredi saint on faisait cette procession et cette... comment on dit, ce chemin de croix avec Jeanine. Ce qui montre quand même que y avait ce mélange, ce... je ne sais pas si aujourd'hui les familles juives accepteraient que leurs enfants aillent faire une procession avec la baby-sitter qui est catholique. Y avait cette tolérance.
JS : A la fois un racisme et un mélange.
ANON : Voilà. Moi je me rappelle très bien de ces Espagnols qui marchaient à genoux, ça ressemblait aux processions d'Amérique latine en ce moment, qui marchaient à genoux. Jeannine, la baby-sitter elle se mettait des poix-chiche dans les chaussures. On la regardait mettre des pois chiches pour souffrir pendant toute la procession. On la regardait et on jouait autour, on regardait tous ces gens qui se faisaient souffrir et c'était très très bizarre. Mais y avait en même temps ce racisme, ce qu'on appellerait aujourd'hui vraiment du racisme et qu'on ne tolèrerait pas, et en même temps un côté bon enfant, un côté mélange des populations.
JS : Et vous de votre côté y avait des pratiques religieuses familiales ?
ANON : Alors là c'est très particulier. Euh... Du côté de mon père, je peux dire qu'on est une famille de juifs athées. Ce qui peut paraître contradictoire, quand je le dis à des amis ils me disent c'est pas possible, soit on est juif soit on est athée, on peut pas être les deux à la fois. Moi je dis non, mon père et mon grand-père se réclamaient juifs au point de vue culturel, philosophique, etc. mais ils étaient profondément athées, mon père athée militant, c'était même pas un laïque, c'était un anticlérical acharné, acharné... Donc nous sommes du côté de mon père dans des familles juives athées, avec une histoire très particulière parce que quand mon grand-père a rompu avec la religion, d'une façon assez radicale, il est devenu franc-maçon, plutôt socialiste de gauche, mon grand père a été conseiller municipal à Tlemcen, très à gauche, mettant en place des projets, des mesures pour les indigènes pauvres, enfin vraiment quelqu'un de très social, très socialiste, mais quand il a mis en place ça, comme si c'était impossible de ne pas avoir la transmission de quelque chose, et notamment d'un livre, il a tenté de mettre en place un rituel qui fait que, rituel très important, que tous les Badache soient baignés dans un univers moral et politique marqué par un livre, qui devait remplacer la Bible, et ce livre c'est Les mystères du peuple d'Eugène Sue. Et à treize ans, tous les Badache doivent lire les treize tomes, qui sont ici, des mystères du peuple d'Eugène Sue. Le livre décrit l'histoire de France vue du côté du prolétariat. Et qui, mise en abîme, dans le livre, chaque génération, c'est l'histoire du livre, depuis les gaulois, passe à la génération suivante un livre, qui est l'histoire de cette famille, une famille d'origine bretonne, le Brenne, et qui va à chaque épisode de l'histoire de France donner le point de vue prolétaire face au point de vue de l'histoire de France. Ce qui fait que quand nous les Badache on était en cours d'histoire, on avait toujours des choses à dire qui contestaient ce que disait le prof. Je me rappelle très bien d'un épisode où on parlait de Saint Louis, qui était présenté par l'iconographie habituelle des profs d'histoire comme le bon roi saint louis, qui donne la justice sous son chêne, et moi je dis : c'est quand même lui qui a introduit la rouelle. Et le prof d'histoire ne le savait même pas. Et la rouelle vous savez ce que c'est. La première marque qui marquait les juifs... et ça ne serait-ce que cette histoire là y en a eu plein comme ça, et pas seulement concernant les juifs mais concernant le fait que tout ce qui était présenté par l'histoire officielle comme était un bien du point de vue des puissants était présenté en creux par les prolétaires dans le livre d'Eugène Sue, Eugène Sue étant un auteur peu connu finalement pour les mystères du peuple, parce que la plupart des gens ne connaissent pas les mystères du peuple, par contre il est connu pour le juif errant et les mystères de Paris et socialiste, qui était député socialiste en 1848. Ce qui fait que du côté de mon père on était dans cette ambiance antireligieuse, antireligieuse, par laïque hein. Moi j'ai reproché à mon père, je disais, quand j'étais plus grand, après mon adolescence, quand j'avais bien compris, je lui ai dit que son athéisme était une religion. Que c'était la même chose, puisqu'il y avait la tradition, j'en ai encore parlé avec un cousin il n'y a pas longtemps, chez les Badache on mangeait la choucroute alsacienne le jour du Kippour. Non seulement on mangeait, mais la choucroute alsacienne avec plein de porc, le plus de porc possible. C'était la religion. Mais en même temps, je pense qu'ils étaient tellement attachés au judaïsme qu'il fallait qu'ils fassent quelque chose le jour du Kippour. C'était assez étrange. Parce que je veux dire si on était vraiment antireligieux on faisait rien le jour du Kippour, on considérait que c'était un jour comme les autres. Non il y avait ce côté iconoclaste. Ça c'était du côté de mon père. Du côté de ma mère comme elle était fille de boucher kascher, elle était quand même très marquée par la religion. Et... donc il y avait cette contradiction entre les deux, qui était pas très forte finalement, parce que très vite ma mère a laissé complètement tomber toutes les pratiques religieuses juives. A la maison on mangeait du porc, on mangeait des fruits de mer, vous savez que c'est interdit dans la religion, y avait absolument pas, j'imaginais même pas que ça existait cette histoire de séparation entre la viande et le lait, j'ai appris ça ici, euh... beaucoup beaucoup de juifs...
JS : Donc évidemment pas de pratiques... pas de Bar mitzvah pour vous...
ANON : Attendez, attendez, c'est pas aussi facile que ça, parce que d'abord la circoncision. Mon père était complètement opposé. Donc j'ai été circoncis quand même contre l'avis de mon père. C'est ma mère qui s'est battue pour que je sois circoncis, puisque mon père était pas d'accord et qu'il était pas présent le jour de la circoncision. Déjà. Puis pour la bar mitzvah, ma mère tenait à ce que je fasse ma bar mitzvah, elle m'a donné des cours d'hébreu en cachette, ce qui fait qu'un jour mon père qui rentrait à la maison de façon impromptue, un jour où il était jamais là, jeudi après midi sûrement, un truc, parce que c'était le jeudi qu'on allait pas à l'école, il a trouvé un rabbin dans sa maison. Et je raconte toujours que pour lui c'était comme s'il avait trouvé un amant dans le lit de sa femme. Il l'a jeté mais alors d'une façon violente, j'étais sidéré, parce que y a un rabbin qui venait me donner des cours en cachette. Ce qui fait que j'ai fait quand même ma bar mitzvah sans la présence de mon père et celui qui a joué le rôle de mon père c'était mon oncle, le frère de ma mère. Parce que mon... je pense que mon père est jamais rentré dans une synagogue, il est peut-être rentré dans des églises pour visiter, mais pas dans une synagogue, c'était pour lui impensable. Mais en même temps, y avait ce côté résistance de ma mère qui a quand même voulu que je sois circoncis et que je fasse ma bar mitzvah et puis finalement aussi résistance dans un sens dans laquelle rentrait très facilement mon père c'était la cuisine. C'était le rituel des plats que faisait ma mère à quasiment toutes les fêtes religieuses. C'est-à-dire qu'à Kippour, à Pâques, on avait les plats traditionnels. Et on était attachés finalement, y avait pas de prière ni rien, mais on mangeait...
JS : Donc c'était quoi ces plats ?
RB ; C'est des plats que je fais maintenant, parce que toute cette tradition là je l'ai conservée alors que mes deux soeurs pas du tout. Mes deux soeurs vivent aux États-Unis, chaque fois que je vais aux États-Unis je leur refais des plats, je pense qu'elle vont les apprendre, mais y a pas moyen, ça ne passe pas. Moi j'ai tous les plats de ma mère. Par exemple à Pâques on a une espèce de... un plat qui est à base de chou et de fèves, pour le seder de Pâques, le seder c'est le moment où on raconte l'exode, le soir puisque Pâques pour les juifs c'est l'exode d'Égypte. Y a aussi un plat qui est avec du gras double, des tripes, mais de mouton, pas de porc ! Et puis y a pas mal de plats comme ça qui sont assez spéciaux. Et puis tous les sabbats ma mère faisait la dafina, la dafina c'est le plat que tous les juifs font, faisaient en Afrique du nord, le vendredi soir la femme fait le plat, c'est un plat à base de pommes de terre, de viande, de pieds et de pois chiche. Moi j'ai vu ça quand j'étais jeune, elles préparent le plat le vendredi soir, avant le coucher du soleil, elles amènent le plat au four banal, chez le boulanger, chaque plat est bien marqué pour que la famille reconnaisse son plat, pour que la femme ne cuisine pas pendant le sabbat, et à midi les enfants souvent vont chercher chez le boulanger le plat qui a cuit à tout petit feu dans le four pendant toute la nuit. Quand j'étais jeune je voyais ça. Après le four banal a disparu et ma mère laissait cuire tous les vendredi soir et elle se levait plusieurs fois dans la nuit pour vérifier qu'il n'y avait pas de problème. Donc y avait ce rituel de faire la dafina tous les vendredi soir. Et ça mon père il rentrait bien là-dedans parce qu'il adorait ça. Par la cuisine elle l'a eu par la cuisine. Mais c'était du rituel culinaire mais qui était conforme au rituel traditionnel de la religion, voilà.
JS : Alors vous vous avez passé votre enfance jusqu'à quel âge au fait?
ANON : Alors compliqué. Parce que moi jusqu'en seconde j'ai passé mon enfance en Algérie avec deux ou trois allers retours en métropole pour les vacances parce qu'on avait une colonie de vacances à Luchon. Et comme du côté de mon père j'avais des... y avait de la famille qui eux restaient très riches. Y a une grosse histoire dans la famille pour savoir si ce côté de la famille n'a pas accaparé l'héritage que mon père n'a pas eu. Ça c'est une grosse histoire qui continue à alimenter les discussions de la famille. Qui a pris l'argent de mon grand père, voilà. Donc en tout cas on avait des gens très riches autour de nous. Donc par deux fois je suis parti avec une partie de la famille de mon père faire du ski à Megève, des choses comme ça. C'était pas n'importe quoi. D'ailleurs cette famille là habitait dans l'immense maison, on pourrait dire un château, de mon grand père. Quand j'y suis retourné dernièrement, j'étais encore sidéré du luxe de cette maison, d'ailleurs c'est le général en chef de la wilaya d'Oran qui habite là. C'est vraiment une des plus belles maisons d'Oran. Donc des allers retours comme ça mais pendant les vacances, et puis en 1961 ça commençait vraiment à chauffer en France... en Algérie, à Oran, y avait des... beaucoup de problèmes même en pleine ville, parce que pendant un moment on a été préservés, c'était surtout à la campagne que ça se passait, avec quelques attentats... y avait des attentats dans la ville, y avait pas... on voyait pas des gens qui se battaient avec des mitraillettes. En 1961 ça commençait. Avec les couvre-feux, des fois des tirs, des balles, etc. et on commençait à être en danger du point de vue de mes parents, et puis surtout mes parents ont pris cette décision quand ils ont vu que je participais quelquefois à des manifestations pro-Algérie française, et qu'ils ont vu aussi et qu'ils ont su parce que j'étais naïf et que je racontais... je suis toujours naïf... je racontais tout, et qu'un jour je rentre à la maison et que je dis mon copain il a une mitraillette. (rires) Moi j'avais vu ça, pour moi c'était un héros, quelqu'un qui avait une mitraillette à 15 ans, c'est du vrai, c'est pas pour jouer ! Et mes parents ils ont compris que j'étais dans un milieu dans lequel... parce que je faisais du handball, j'étais assez fort en handball, et j'étais dans un club de handball qui était loin de la maison, mais ce club de handball ça s'appelait PMO, préparation militaire oranaise. Dans ce club là c'était un... c'était l'OAS recrutait pas mal de jeunes dans les dernières années de l'Algérie pour les entraîner dans des actions...et donc c'était mon copain qui avait cette mitraillette grâce à ça. Quand mes parents ont su ça...
JS : Et vous avez été convaincu à un moment donné, vous avez ce souvenir là ? Que l'Algérie française...
ANON : Ah oui. Contre mon père. Parce que mon père...
JS : Et vous aviez quatorze ans à l'époque?
ANON : Oui quatorze ans. Mais j'étais partagé quand même. Parce que mon père depuis le début de l'insurrection, des événements, parce qu'on appelait ça les événements, c'était une guerre mais on appelait ça les événements en Algérie, j'ai jamais entendu le mot guerre, j'ai jamais entendu le mot guerre d'Algérie en Algérie, les événements, était quasiment le seul de ma famille, le seul adulte que je voyais autour de moi qui, marqué par les mystères du peuple, marqué par cette histoire évidemment, qui défendait les populations indigènes, qui... Je me rappelle très bien qu'une fois il nous a fait faire un tour dans la campagne pour montrer les inégalités entre les colons qui habitaient des châteaux, notamment des gens de ma famille, et l'endroit où habitaient les ouvriers, il nous a montré les différences sociales, il nous a éduqués là-dessus, il était évidemment contre les moyens qu'employait le FLN, notamment le terrorisme, etc. Mais c'était le seul à défendre autour de moi comme adulte les populations arabes comme ayant un droit légitime à se révolter contre des inégalités sociales et à revendiquer aussi un droit national. Et moi j'ai été attiré parce que y avait pas mal de... je me rappelle j'ai fait la manifestation de 1958, celle qui a amené de Gaulle au pouvoir. Et la manifestation de 1958, j'ai fait cette manifestation à Oran, c'était très mélangé. C'est-à-dire que moi j'étais...c'était très mélangé dans le sens où c'étaient au départ les pieds noirs qui avaient démarré cette manifestation à Oran et à Alger, qui avaient commencé dans le centre-ville et qui étaient allés vers les quartiers arabes et au grand étonnement de tous les Arabes descendaient dans la rue avec des pancartes Algérie française, en 1958. Enfin, les Arabes qui soutenaient. Après y a eu beaucoup de choses qui ont changé, mon père pensait qu'il pouvait rester dans un pays qui était le sien depuis des générations et contre le point de vue de mon père j'étais attiré par la propagande de l'Algérie française et de l'OAS. J'étais attiré par cette propagande. Ce qui fait que quand mes parents ont compris ça, ils m'ont expédié en pension à Royan. Et paradoxalement, pourquoi à Royan ? Parce que de façon urgente...
JS : ça c'était en 1961 ?
ANON : En 1961. Je venais de faire le premier trimestre de seconde. Et ils ont décidé de m'envoyer en France dans une pension, ils savaient pas où. Je n'ai pas de famille en France, ils savaient pas où. Et ma mère est allée demander à mon instituteur de CM2, M. Helmut, s'il n'avait pas une idée. Enfin elle demandait à plein de monde autour et monsieur Helmut a dit « oh, j'ai un réseau ». Or il est apparu que ce réseau était OAS. Ce que ma mère ne savait pas. Il a dit j'ai un réseau, je connais des gens qui acceptent de se porter garant et qui deviendront les correspondants des jeunes pieds noirs qui leur sont envoyés. Donc je me suis retrouvé à Royan avec un correspondant qui était un ancien colonel de l'armée, et là j'ai compris ce que c'était l'OAS? Ce que je n'avais pas compris avant. Et là y a les mystères du peuple qui me sont revenus du point de vue des valeurs que m'avait transmis mon père, et j'ai compris. On ne sentait pas tellement en France, en Algérie pardon, l'OAS c'étaient des fascistes. En Algérie c'était au départ un groupe fasciste, j'en suis persuadé, mais autour y avait plein de gens qui étaient simplement Algérie française, qui ne comprenaient pas comment on pouvait donner l'Algérie aux Algériens et qui n'étaient pas spécifiquement... qui ne défendaient pas des valeurs nationalistes. A Royan j'ai compris très, très vite, je suis allé deux fois chez ce correspondant, et tout ce qu'il disait, tout ce qu'il faisait, j'ai compris l'antisémitisme qui était le soubassement de cette idéologie, et du coup je suis... j'ai passé mon année enfermé entre quatre murs parce que je refusais d'aller chez mon correspondant. Donc y a eu ces deux trimestres à Royan... Alors enfermé entre quatre murs j'ai une anecdote par rapport à ça qui est assez drôle, c'est que quand on est pensionnaire à l'époque et qu'on refuse d'aller chez son correspondant, on est obligé de rester tous les week-end dans le lycée, en prison. Et pour pouvoir sortir, je m'étais inscrit tous les dimanches à la messe. Et donc le dimanche matin y avait un surveillant qui amenait tous les enfants à la messe. Le surveillant ça l'intéressait pas d'aller à la messe, il les amenait dans l'église, il allait prendre son pot, et en fin de messe il venait les récupérer. Et moi je rentrais dans la messe à neuf heures du matin, je rentrais dans l'église, je sortais par la porte de derrière et j'allais faire du rock’n'roll avec mes copains le dimanche matin. Tous les dimanches matins j'avais un groupe de rock à Royan. Et l'anecdote c'est qu'un jour mon prof d'histoire a eu des propos antisémites, en classe. Royan était une ville très réactionnaire, très antiaméricaine parce qu'ils ont été...
JS : Donc là c'était 1961?
ANON : Oui. Donc ce jour là on a été amenés à réagir en disant qu'on était juifs, on était deux. Et là il en revenait pas le prof, il dit « c'est pas possible, je vous vois tous les dimanches matins à la messe ! Pas vous, pas vous ». Je me rappelle de ce « pas vous, pas vous ». Tout à coup il avait une tête de Juif alors que jusque à présent il voyait... C'était très très réac. Et ensuite après cet épisode de Royan j'ai été de nouveau en pension à Corbeilles, mais c'était après l'indépendance alors j'avais comme correspondant des gens de la famille qui avaient été rapatriés.
JS : En 1962 donc ?
ANON : Voilà. Et après, mes parents étant restés en Algérie, ils m'ont dit de rentrer, en 1963.
JS : Donc eux ils sont restés tout le temps ?
ANON : Ils sont restés. Mon père voulait rester. Mon père voulait rester, il voyait pas de raison de partir. En même temps il voulait rester et en même temps il avait été chargé par mon oncle qui était régicide, il avait été chargé de voir s'il pouvait continuer à entretenir un peu les affaires qu'il avait en Algérie, parce qu'il y avait une période où on ne savait pas très bien, toutes les propriétés, par qui elles allaient être occupées, etc. Et donc après je suis revenu en Algérie et j'ai vécu une période, de 1963 jusqu'à 1965, un an et demi... j'ai passé mon premier bas en Algérie, à l'époque il y avait deux bacs, bac algérien et bac français. Je les ai passés les deux. Je les ai eus les deux. Oui il y avait le bac algérien, y avait des épreuves un peu différentes, je les ai passés les deux, et ensuite on est rentrés d'Algérie fin 64, définitivement. Je raconte qu'en 1963 quand je suis revenu en Algérie, j'ai fait le voyage sur un bateau quasiment vide, parce que personne n'allait de la France vers l'Algérie à cette époque là. C'était plutôt le contraire.
JS : Alors qu'est-ce qui fait que finalement, alors que vos parents ont assisté à tous les événements sans partir, ils sont partis en 1964?
ANON : Ils ont assisté à tous les événements, ils ont même assisté aux journées de début juillet 62 où il y a eu quasiment des pogroms anti pied-noir, anti français, ils ont assisté vraiment, ils l'ont vécu... C'est après ça qu'il y a eu l'exode …
JS : Vous dites pogrom mais c'était...
ANON : Des massacres...
JS : Mais c'est multi religieux, les pieds noirs...
ANON : Oui, on peut dire ça des massacres anti pied-noir, anti français. Vous connaissez les événements du début juillet, où il y avait une grande manifestation plutôt pacifique d'Arabes qui célébraient l'indépendance de l'Algérie, il faut comprendre qu'Oran a été construite vraiment de façon très séparée, y avait la ville française, y avait la ville Arabe, qu'on a longtemps appelée le village nègre, qui dans les dernières années où la France était là a été transformée de façon édulcorée, pour faire politiquement correct, au lieu de dire le village nègre ou appelait la ville nouvelle ; y avait les quartiers juifs, la ville espagnole, et au centre ville y avait les quartiers français, très français. Des fois je dis : je voyais moins d'Arabes quand j'étais à Oran en centre-ville que j'en vois à Paris. On n’en voyait pas ! Sauf les domestiques... c'est vraiment très, très séparé, apartheid. Quand il y a eu cette grande manifestation début juillet, ils sont descendus dans le centre ville, ils venaient des quartiers arabes et ils venaient dans le centre ville avec des chants algériens, des drapeaux algériens, c'était plutôt une manifestation pacifique. Quand ils sont arrivés sur une place qui était la place de la cathédrale y a eu des tirs. Donc personne n'avait su si c'était l'OAS ou si, pour certains, c'étaient des membres du FLN qui voulaient que cette manifestation ne reste pas pacifique, donc y a des gens qui ont tiré sur la foule, personne n'a jamais su, c'est peut-être l'OAS, je ne sais pas, je sais pas si l'histoire tranchera un jour ou si elle a tranché encore, je sais pas, je me suis plus intéressé à ça mais en tout cas, à partir de ça la manifestation s'est transformé en une manifestation très violente et y a eu plusieurs centaines de pieds noirs qui ont été massacrés à ce moment là, et mes parents s'en sont sortis parce que à un moment donné ils ont essayé de fuir, tout le monde leur a dit il faut fuir vers la plage, parce que c'est là qu'il y a encore, parce qu'il y a Mers-el-Kébir encore qui était.... où y avait quand même des soldats français, parce qu'il y avait plus de soldats pour protéger, et on disait aussi faut aller ver la plage parce que là y avait un groupe de FLN qui protégeaient les Français, et mes parents ont essayé de suivre, ils ont été arrêtés par un faux barrage dans lequel ils voyaient les gens se faire massacrer, donc ils ont dit : ça y est... quand ils ont raconté ça, on se fait massacrer. Et là parmi les gens qui massacraient y en avait qui connaissaient mon père, ils ont dit non, ceux là ils ont toujours été avec nous, laissez-les passer. Malgré cet épisode là, donc ils sont allés se réfugier à la plage, quand ils sont revenus, malgré ça ils sont pas partis, parce que les semaines d'après tous les gens partaient avec une seule valise, ils remplissaient... ils étaient dans les ports, dans les bateaux, et ils remplissaient les bateaux avec une valise, trois trucs, eux ils sont restés et ils ont été quand même, petit à petit ils ont vu la situation se dégrader, notamment parce que les officiels, c'était pas finalement la population qui était hostile, c'étaient les officiels, ceux qui prenaient la place de l'administration, les petits chefs qui devenaient des grands chefs, et notamment mon père a été harcelé par un commissaire de police dont j'ai su plus tard qu'il voulait récupérer son appartement, un beau cinq pièces (rires) une terrasse rue Alsace-Lorraine, et ils ont été harcelés, je me rappelle très bien de ce monsieur qui venait quasiment deux fois par semaine, il tapait à la porte, il disait bonjour, très poli, très bien, il s'asseyait, il posait des questions, il était commissaire donc mes parents ils étaient obligés de... très bien, c'était leurs amis, il venait il prenait l'apéro. Mais petit ç petit on a compris que la pression.... c'est là qu'ils sont partis. Ils ont décidé qu'on rentrait, en 1964, fin 1964.
JS : Donc vous vous aviez ?
ANON : J'avais 19 ans. Oui 19 ans. Décembre 1964.
JS : D'accord. Et finalement comment vous avez vécu … parce que je suppose que vous avez des amis et tout qui sont partis avant, comment ça s'est passé ce moment là entre les grands départs, 1961-1962 et puis votre départ à vous.
ANON : Moi j'ai pas trop vécu cette rupture puisqu'à ce moment là j'étais en France. Non j'ai pas trop vécu ça. En fait pour moi quand je suis revenu en 1963 y avait un groupe de gens qui étaient d'origine espagnole, d'origine juive, mais qui étaient aussi des Arabes, on était adolescents, et on avait une bande dans Oran, on avait beaucoup de liberté, moi je me souviens d'une période idyllique pour nous, adolescents, après l'indépendance. Y avait plus de guerre, beaucoup de liberté, on faisait ce qu'on voulait, j'avais passé mon permis de conduire, j'avais la 2CV, on allait en boîte, c'était très, très libre, y avait le caractère d'Oran qui était un caractère très, très libéral, qui a toujours été... avec les soirées, les terrasses de café, les copines, les filles un peu... libres, etc. Moi j'ai eu une belle période, pour nous c'était...je me rappelle ma jeune soeur, on sortait beaucoup en boite, j'ai fait beaucoup de musique, des groupes de rock n'roll, j'ai été très marqué par la vague de rock n'roll de ces années là, faut dire aussi...
JS : Donc vous étiez deux enfants, trois enfants ?
ANON : Trois enfants. Faut dire aussi que le rock n'roll c'était quelque chose qui était très important pour notre enfance, puisque les Américains ayant été à Oran et notamment à Mers-el Kébir de 1942 jusqu'à quasiment 1954-1955, quand j'étais jeune je voyais les marins américains en blanc comme on les voit dans les comédies musicales, qui distribuaient les chewing-gums, mais qui aussi faisaient passer de la musique et on a été plus marqués par le rock n'roll à Oran avant même que le rock n'roll soit répandu en France puisqu'officiellement on peut dire que les premiers rock n'roll en France c'est Henri Salvador et Boris Vian qui par humour, par humour, ils pensaient vraiment que c'était de la musique un peu bizarre, qui par humour ont fait leur premier disque en 56, alors que je pense moi que dès l'âge de dix ans on avait fondé... enfin je pense, c'est sûr ! J'avais dix ans et ma soeur treize ans, on avait fondé le premier club Elvis Presley à Oran, en 55. Et donc après quand je suis revenu en Algérie, y avait toute cette ambiance rock n'roll, y avait des groupes, et ces groupes étaient très mélangés, y avait des Arabes, y avait tout là, vraiment notre amour du rock n'roll qui était plus important que tout le reste.
JS : Et donc après, le départ décidé fin 1964. Vous avez pris ça comment et vos parents vous ont expliqué ça comment ?
ANON : (soupir) Moi je pense pas avoir vécu ça comme un drame, mes parents oui, notamment parce que le marché ça avait été que mon père quand il était en Algérie après l'indépendance s'occupait un peu des affaires de mon oncle et en échange mon oncle lui avait dit en retour je te donnerai un boulot, et en même temps c'était l'inconnu total, on savait pas...
JS : Votre oncle était déjà parti ?
ANON : Ah ouais. Il était déjà parti et comme il avait beaucoup d'argent il avait déjà placé son argent avant l'indépendance en France, grosse fortune, originaire sûrement de mon grand père, que mon père n'a jamais eue ! (rires) Mais enfin, je sais pas si on arrivera à le déceler un jour. Les gens qui avaient une grosse fortune ils s'en sont bien sortis hein. Parce que leur fortune n'était pas en général tous les œufs dans le même panier. Ils avaient pas tout placé en Algérie. Les gens qui étaient très riches ils avaient tout ce qu'il fallait ailleurs. Et donc mes parents ils nous ont expliqué qu'ils allaient partir, qu'on allait vivre en France. Moi j'ai pas vécu ça comme un drame, plutôt comme une nouvelle aventure, et puis la France je connaissais un peu. J'ai pas l'impression d'avoir été traumatisé. Mes deux sœurs oui. Mes deux sœurs elles ont été traumatisées à vie par cette rupture. Elles ont jamais supporté. Et d'ailleurs si elles sont en Amérique c'est pour ça. Elles n'ont jamais supporter le décalage entre l'Algérie et la France. Je pense moi m'être très vite intégré dans la politique. C'est marrant, j'y pense des fois, c'est... je me fais intégrer grâce à 1968. Donc quelques années après, mais en même temps c'était déjà... L'intégration en tant que Français contestataire, mais Français. Alors que mes deux sœurs elles ont pas eu ça, elles ont jamais pu supporter le décalage et elles ont passé leur temps à essayer de partir, de sortir de ça.
JS : Donc en fait vous êtes arrivé où fin 1964, vous êtes partis de Paris ?
ANON : On est partis directement... mon oncle avait des moulins à Saint Maurice, ils nous ont mis dans une espèce de hangar, on peut pas dire autre chose, y avait même des rats, je me rappelle, ma mère elle était... c'était affreux, elle était effarée par ça. Ce qui fait qu’on est pas restés longtemps à Saint Maurice, on est allés vivre un peu chez d’autres membres de ma famille, la sœur de ma mère qui avait un tout petit appartement porte de Vanves, et comme on se retrouvait très exigus avec les deux familles, un petit appartement porte de Vanves et d’un côté y avait trois enfants, de l’autre deux enfants, mes parents ont décidé de mettre tout le monde en pension. Souvent j’y pense à cette chose là, je me dis que c'était quand même assez intelligent, parce que je pense aux familles défavorisées et caetera, je pense… je ne sais pas si c’est une solution pour les problèmes sociaux, mais cette promiscuité, le fait d’être tous ensemble, les uns sur les autres, de pas pouvoir un endroit pour… je vois, moi je suis assez engagé, je fais beaucoup de militantisme, je vais beaucoup dans les quartiers, je vois ces enfants qui, quand ils veulent travailler, sont obligés d’aller travailler dans la cage d’escalier, et quand ils veulent pas travailler ben ils traînent dans la rue parce qu’il n’y a pas de place à la maison et que… et je me disais, on a été sauvegardés parce qu’on a tous été mis en pension. Ce qui fait que…
JS : Mais vous aviez presque vingt ans, là !
ANON : Alors moi c'était pour mon bac, oui, presque vingt ans mais comme j’avais eu beaucoup de retard, j’ai passé mon bac à dix neuf ans, à vingt ans, en 1965.
JS : Mais je croyais que vous l’aviez eu en Algérie ?
ANON : Le premier bac ! Le deuxième je l’ai passé…
JS : Ah oui, donc vous avez vraiment été à cheval, en fait, avec le départ quoi.
ANON : Ouais. Et le deuxième bac, j’ai passé ma terminale à Marcel Roby à Saint Germain en Laye, en pension, et ce qui fait même que c’est bizarre c’est que mes parents, après avoir été avec une partie de ma famille qui habitait porte de Vanves, ensuite ils ont habité avec une autre partie de ma famille toujours en colocation, en cohabitation dans une maison, pas loin du Pecq, à Saint Germain en Laye, près du lycée. Ce qui fait que j’ai passé ma terminale en pension à cinq cent mètres de mes parents. Voilà. Mais ça m’allait très bien et ça m’a permis vraiment de bosser, d’être… de pas avoir à subir les problèmes sociaux, économiques qu’avaient mes parents, et de promiscuité, de… de crise de logement, et caetera. Donc mes parents, mon père a eu quand même le poste que son beau frère lui avait promis, et donc il était à Saint Germain en Laye dans une entreprise de vêtements, un petit poste de comptable. Et moi j’étais en pension à Marcel Roby, ma jeune sœur était en pension à Marie Curie toujours à Saint Germain en Laye, pas loin donc, et ma grande sœur elle était en faculté, elle avait une chambre à l’université à Orsay. Voilà. Et… et ensuite, bien après, après mon bac, mes parents ont réussi à avoir un appartement dans des HLM aux grandes terres à Marly, et… c'était aussi un appartement qui n’était pas très grand, et moi après avoir passé un an à faire du rock’n’roll parce que je voulais continuer à faire ma musique, au grand désespoir de mes parents, j’ai décidé de faire des études, et comme c'était difficile de vivre chez mes parents, c'était pas très grand, en fait j’ai vécu pendant toutes mes études j’étais maître d’internat. A Saint Germain en Laye, au lycée agricole. Donc j’avais ma chambre, qui était la chambre qui donnait sur le dortoir, c’est là que j’ai vécu pendant toutes mes études et les quatre ans d’études, ben j’ai pu les faire grâce à ça, grâce au fait que j’étais pion. Voilà.
JS : OK. Et vos parents ils sont partis avec pas grand chose, en fait ?
ANON : Pas grand chose. Oh, quasiment rien !
JS : Alors qu’est ce que vous avez ramené de là bas ?
ANON : Moi de là bas j’ai un poste de radio (il rit), le poste de radio devant lequel on était quand on était enfant. Euh… quelques éléments de la vaisselle de ma mère… Les Mystères du Peuple… et j’ai pas mal de livres de mon grand-père, parce que mon grand-père avait une bibliothèque assez importante, j’ai des livres… Finalement, c’est ce que je disais aussi à mon père, finalement c’est… on n’a pas eu l’argent, on a eu les livres ! Et la partie de la famille qui a eu l’argent, ils ont… ils ont pas eu les livres (il rit) ! Et ça veut dire quelque chose, au niveau de… on a eu la richesse la plus importante, voilà. Les livres. Ça, on a ramené des livres.
JS : Oui puis j’imagine que votre départ c’est pas la même chose que le départ précipité de 1962 ! Vous avez pu…
ANON : Non, non, non, c’est pas la même chose…
JS : Vous êtes rentrés en avion, je suppose ?
ANON : Ah non, en bateau ! En bateau. C’est pas la même chose, c’est pas précipité, mais quand même on avait très peu de possibilités de ramener des choses, hein, c'était… c'était compliqué. Ils ont pas ramené de meubles, ils ont ramené de la vaisselle, je l’ai dit, la radio, les livres, les livres ça prend de la place et c’est lourd, hein ! Euh… Et quoi d’autre, pas quand chose, hein ! Pas grand chose. Je sais pas, j’ai des nappes, des choses comme ça, des draps, des… euh… je pense, j’ai un verre de kiddouch en métal, j’ai quelques éléments comme ça, quelques éléments de vaisselle. Pas grand chose.
JS : Et donc une fois que vous étiez installés, vous dites qu’il a fallu attendre 1968 pour que je sois vraiment intégré, ça s’est passé comment la transition entre… Vous avez été accueilli comment ?
ANON : Ah, ben accueilli très mal ! Moi j’ai déjà vécu ça à Royan ! Alors ça, vraiment, c’est quelque chose qui était très, très répandu en France, c'est-à-dire les pieds noirs sont des exploiteurs, vous faites suer le burnous alors fermez vos gueules, c'était vraiment, y avait une ambiance, une idéologie anti Français, anti pied noir, qui nous a rassemblés en fait finalement, hein ! Euh… moi j’ai vécu ça déjà à Royan, j’étais rejeté en tant que pied noir, j’étais rejeté en tant que juif, c'était pas mal ! Heureusement j’avais les copains du rock’n’roll, c'était ça qui m’avait… qui m’a permis de m’intégrer quelque part, donc j’ai ressenti ça de Royan. A Corbeil aussi, quand j’étais en pension à Corbeil, beaucoup de réflexes anti pieds noirs. Alors Corbeilles à l'époque était une ville très communiste, et donc j’avais même des profs et caetera qui nous rejetaient, quoi, parce qu’ils étaient communistes et que donc ils estimaient que les pieds noirs c'était des gens qui avaient exploité….
JS : Nous, c’est quoi, c'était la famille, ou vous étiez regroupés avec des amis…
ANON : Je parle de la pension à Corbeilles. En pension, je me souviens d’un prof, un prof de français qui s’appelait Kamenker. Qui était donc sûrement d’après moi d’origine juive mais qui était très, très communiste. Donc en même temps il passait son temps à essayer de m’aider parce que de façon généreuse, c'était un vrai communiste donc il voulait aider les gens défavorisés, il me faisait des, il m’acceptait dans des réunions où on faisait du soutien, parce qu’il voyait bien que j’avais un retard, et en même temps y avait un rejet de cette population pied noire, qui… qui a ce qu’elle mérite, quoi. Bon, ça va, vous avez assez exploité pendant des siècles les Arabes, vous méritez d’avoir été expulsés et on va pas vous faire des fleurs, hein. Et ce que, ce à quoi je pense souvent, je pense que c’est une caractéristique des pieds noirs, voyez, finalement je dis les pieds noirs. Je crois que c’est une caractéristique des pieds noirs. Je n’ai jamais entendu mes parents dire, on va aller au service social. Alors que quand ils sont revenus d’Algérie, franchement ils n’avaient rien !Ils avaient tout perdu, ils étaient pauvres, ils ont été, mon père a été pris dans ce boulot que mon oncle lui avait promis mais c'était un tout petit boulot, il gagnait pas beaucoup sa vie, beaucoup de transport, il a beaucoup souffert, ils étaient pauvres comme je l’ai expliqué au point d’être plusieurs familles dans un trois pièces à porte de Vanves, au point même de mettre les enfants en pension, je n’ai jamais entendu mes parents dire, on va se faire aider ou assister. Donc y avait peut-être du côté des Français une non envie d’ organiser leur… ce soutien, y avait sûrement de l’assistance mais très peu, très peu, et par contre du point de vue des pieds noirs, je pense en tout cas dans ma famille, je vois autour de moi, je vois… je pense que dans la génération de mes parents, c'était pas possible de demander de l’aide sociale ! C'était impossible !
JS : Pourtant y avait des choses qui avaient été prévues puisqu’il y avait eu des plans, un ministère des rapatriés, et caetera ! Y avait des aides financières possibles !
ANON : Alors, y a eu très peu d’aides au début, y a eu un dédommagement, mais vingt ans après ! On a reçu un peu d’argent mais juste avant la mort de mon père, hein, c'était en 1980 qu’on a reçu de l’argent ! Au début y avait des aides, sûrement ! Moi j’ai ma famille, une partie de ma famille qui avait été mise dans des HLM à Avignon, donc y avait des HLM qui étaient prévus pour ça, y a eu même des cités qui ont été construites pour les pieds noirs, hein ! Oui, oui, y avait des choses qui étaient prévues ! Mais en tout cas dans ma famille, y avait une volonté de dire, on va s’en sortir tout seul, sans aide. J’ai pas eu de, je pense pas qu’il y ait eu des aides sociales qu’ont accepté mes parents. Sûrement par fierté, aussi.
JS : Et donc vous avez, on parlait du mot pied noir, pied noir, rapatrié, c’est… rapatrié c’est quelque chose qui vous…
ANON : Y a le mot patrie dedans. Ce qui était assez significatif en Algérie, c’est… je crois que c’est tout à fait symptomatique de l’ambiance, le 14 juillet y avait pas un seul balcon qui n’avait pas le drapeau français. Dans la ville française ! Y avait un attachement à la France en Algérie, alors là aussi, pas seulement… de la part de toutes les populations françaises, donc chez les juifs aussi, mais même chez les Espagnols, d’origine espagnole, qui… y avait un attachement à la France, y avait un attachement au drapeau, y avait un attachement à l’hymne national, que je n’ai jamais revu, sauf aux Etats Unis. Je n’ai jamais vu ça en France, jamais vu ça en France ! Y avait le… S’il y avait la Marseillaise qui était jouée quelque part, je voyais toute ma famille, mais debout, mais debout, mais c'était impossible que quelqu'un reste assis ! Ah, mais les larmes aux yeux ! Y avait un attachement à la patrie que je n’ai jamais revu nulle part en France. Je ne sais pas si ça existe. Ou, sauf au Front National. Et ça c’est terrible, c’est terrible de constater qu’en France la patrie a été monopolisée par les Fachos ! Moi, ça j’ai jamais supporté ça ! Et alors quand en Algérie, rapatrié oui, dans ce sens là, c'est-à-dire retourner à la patrie, à la France ! En revanche, moi je dirais aussi expatrié, parce que notre pays c'était l’Algérie, et là c'était cette contradiction entre l’attachement qu’avait toute ma famille, tous les gens autour de moi, l’attachement au pays Algérie, cet attachement viscéral aux paysages, aux pratiques, aux odeurs, à l’ambiance aussi, parce qu’Oran, moi j’ai vécu Oran… je ne revois cette ambiance que dans les villes d’Espagne, Alicante, Séville… Cette espèce de joie de vivre de gens qui vivent dehors, dans les terrasses de café, avec de la musique tout le temps jusqu’à minuit, avec des enfants qui rentraient tard… ça c’est des choses que je ne revois qu’en Espagne ! Donc très attachés à un mode de vie, très attachés à un pays, et en même temps très attachés symboliquement à la France, puisque finalement, hein, mon grand-père a été blessé, mutilé de guerre en 1914, mon père a fait la guerre 1939-1945, et avec ce chant…
JS : D’ailleurs la guerre d’Algérie, là j’utilise le terme, il a dû la faire lui ou pas ?
ANON : Non ! Mon père était trop vieux, là ! Non, il est né en 1913. Puis il avait assez donné, hein ! Mon père a été mobilisé en 1936, il a fait trois ans de service militaire, à l'époque c'était trois ans je crois, il est démobilisé et il est remobilisé en 1939 pour aller sur le front, la ligne Maginot, il faisait partie d’un régiment de cavaliers, il me racontait, sabre au clair contre les panzers allemands. Y avait un décalage, un cap technologique entre les Allemands et… Il a chargé sabre au clair contre les panzers allemands, il a été blessé, il a été décoré de la Croix de Guerre, et… non, il était trop vieux !
JS : Et vous, vous auriez presque pu être appelé !
ANON : Moi j’aurais pu, mais j’étais trop jeune ! Moi j’étais à la PMO ! J’étais à quinze ans un possible recruté de l’OAS mais je ne pouvais pas à quinze ans faire partie de l’armée ! Et rapatrié pied noir je dirais ça. En même temps je me contredis parce qu’au départ de l’interview j’ai dit que pied noir je me sentais pas, et en même temps quelque part y a des moments où je me suis senti pied noir et j’ai des gens qui sont autour de moi et qui de temps en temps se parlent de nostalgie, nostalgie de l’Algérie, à travers des plats, à travers des souvenirs, donc oui, je me sens un peu faire partie d’une communauté, euh…
JS : Vous avez des réseaux d’amis pieds noirs, actuellement ?
ANON : Ouais. Par la musique. En fait les seuls réseaux d’amis pieds noirs que j’ai, ce sont des gens avec qui je faisais de la musique dans les années 1963, 1964, et on continue aujourd'hui à se voir et à jouer de la musique.
JS : C’est des liens culturels, quoi.
ANON : Voilà. Mais c'est de la musique très moderne, hein, enfin moderne, qui était de la musique plutôt rock américain, ou folk américain.
JS : Ah oui, c’est pas la musique…
ANON : Traditionnelle. Non. Le ladino, j’en fais quasiment tout seul, j’ai monté un groupe mais c'était pas des gens de cette origine là, euh… non, j’ai pas de contacts de ce côté là.
JS : Et donc le passage entre 1963 et 1968 où vous dites que vous vous êtes senti vraiment plus intégré, ça s’est passé comment ?
ANON : Alors, 1964, parce que… fin 1964, on peut dire 1965, hein, parce que j’ai passé mon bac, mon second bac en 1965. Après le bac moi je voulais faire de la musique, uniquement de la musique, au grand désespoir de mes parents. Euh… ils m’ont quand même bien fait comprendre qu’ils ne payeraient pas les études parce qu’ils n’avaient rien, mais qu’étant donné que j’avais mon bac et que la situation était celle que… qui était pour mes parents, y a u des aides comme vous avez dit et donc on avait possibilité d’avoir une bourse. Ma sœur et moi on était inscrits en médecine, et on a eu une bourse ! le problème, ma sœur a été médecin, elle a fait jusqu’au bout, elle a bossé, et moi non ! La première année, 1965-1966, j’étais inscrit à la fac de médecine, en fait c'était pas la fac de médecine parce que c'était la PCEM, c'était la première année, on était inscrits à la fac de sciences, euh… en fait ce qui allait advenir plus tard Jussieu, à la fac. Et très vite en février j’ai abandonné parce que j’ai traîné avec des jeunes qui faisaient de la musique, j’avais une promesse de faire un disque, j’avais rencontré Antoine, le fameux Antoine de l’époque, qui jouait de la musique, qui chantait souvent dans un petit bar qui était en face de Jussieu, qui s’appelait Chiadel, et on se rejoignait, toute une bande de copains, donc j’ai très peu bossé. Et j’ai, dans l’année scolaire 1965_1966, j’ai fondé un groupe de rock et on a fait des disques, donc ça a été aussi ça l’intégration. Et donc j’ai pas eu mon année de médecine, au grand désespoir de mes parents, et j’ai perdu ma bourse. Voilà. Et ensuite l’année d’après j’ai continué à faire de la musique, et puis ensuite en 1967 j’ai compris que la musique ça donnait rien, notamment parce que je commençais à être politisé et que le milieu musical dans lequel j’étais entre 1965 et 1967, c'était show business quoi. Et ça m’allait pas du tout, ça m’allait pas du tout. Le show business ça me sortait par les yeux. Et donc j’ai arrêté et l’année scolaire 1967-1968, je me suis inscrit à Nanterre. Et en même temps j’étais pion à Saint Germain en Laye, et là j’ai fait, dans le bain de la première année de contestation 1967-1968 à Nanterre, euh… j’ai été petit à petit influencé par les mouvements de gauche et même d’extrême gauche, alors qu’au départ j’avais encore quelques velléités, quelques traces de mon passé OAS et Algérie Française ! Donc c'était… y a eu une conversion.
JS : Et justement, en 1968 par exemple, y a pas eu de réaction, d’amis autour de vous, d’amis disant, mais toi t’es pied noir…
ANON : Absolument ! Alors là, tout autour de moi, tous les pieds noirs, non non, c'était très… bien sûr ! Parce que finalement, presque naturellement les pieds noirs étaient plutôt de droite et considéraient que les… parce qu’ils considéraient que les gaullistes les avaient trahi, mais ne parlons pas des communistes ! C'était… les communistes et les gauchistes ça avait été les grands ennemis des pieds noirs, hein ! Puisqu’ils ont soutenu le FLN, ont été porteurs de valise, et caetera… Ah oui, non, non, y avait de grandes discussions politiques à la maison ou dans la famille, j’en m’en rappelle très bien, je m’en rappelle très bien ! De ces discussions… évidemment c'était très, très peu compris que de jeunes pieds noirs puissent se mettre du côté du mouvement de 1968 !
JS : Et ça vous semble très minoritaire, ça, par rapport à l’ensemble des pieds noirs ?
ANON : Oui ! Oui. Ça reste minoritaire. Je pense que les pieds noirs depuis les années soixante sont restés, je pense, je suis pas sûr, je ne connais pas les statistiques, mais en tout cas de mon côté je pense qu’ils sont restés quand même pas mal à droite, sauf mon père (il rit), mais mon père il n’avait pas cette… Je dis mon père, mais moi aussi, encore une fois je reviens aux Mystères du Peuple ! On a des racines de lutte et de… On a des racines de gauche qui sont tellement fortes, tellement profondes que quoi qu’il se passe dans l’histoire on sait ce qu’on défend comme valeurs ! Les Badache. Avec ces Mystères du Peuple. Mais les autres, ils n’avaient pas ça !
JS : C’est peut-être, quand même, peut-être une interprétation, parce qu’il y a des études qui montrent que par exemple le vote pied noir n’est pas aussi à droite qu’on le pense.
ANON : Ben voilà. C’est une…
JS : Donc il est possible que ce soit une construction, mais…
ANON : Ah non, bien sûr, c’est peut-être une interprétation hein ! C’est une représentation ! Mais cette représentation elle est basée sur ce que je vois autour de moi ! Donc c’est pour ça, je me suis pas intéressé à ces statistiques là, mais je vois autour de moi, quand même, un vote… Alors surtout dans le midi, hein ! moi je reçois souvent des choses sur… dernièrement, comme ça des amis pieds noirs avec lesquels j’ai été… on s’est connus en Algérie et qui m’envoient, avec Internet maintenant y a une profusion, je peux vous montrer des choses qui sont envoyées, notamment toute cette communauté autour de Sète et de Nîmes, qui a récupéré la vierge de Santa Cruz, qui m’envoie des trucs mais qui sont pour moi innommables, hein ! Qui sont… c’est pas de droite, hein, c’est extrême droite ! Et ils ont tous été pris dans une ambiance OAS qui a continué et qui a entretenu le front national dans ces milieux là, je sais, pas y a des statistiques surement là dessus, je me suis pas intéressé, mais moi j’ai l’impression quand même qu’il y a une grande partie des pieds noirs dans le Midi qui a alimenté les voix du Front National, hein ! Je crois ! Et d’ailleurs le Front National ne s’en cache pas, ils savent qu’ils ont là un électorat qui continue, génération après génération, à être dans ces valeurs là !
JS : Et alors finalement, vous avez commencé au début par dire, oui, je sais pas si je suis pied noir, euh… si vous dites je suis pied noir, ça voudrait dire quoi pour vous ? Est ce qu’il y a des valeurs attachées à ça, est ce que… est ce qu’il y a quelque chose qui caractérise le fait d’être pied noir ?
ANON : La nostalgie. Quand je chante ma chanson que je vous donnerai tout à l’heure, que je peux vous envoyer en Mp3 aussi, quand je chante ma chanson Dani den den, quand je la chante devant n’importe quelle communauté pied noire, je vois les larmes aux yeux, quoi. Parce que ça parle de… ça parle d’une ambiance, c’est une nostalgie d’un pays qui était merveilleux, faut dire, hein, on avait une belle vie aussi, parce que… (il rit), peut-être que les communistes des années soixante n’avaient pas tellement tort, parce que c'était une vie dans laquelle, il faut voir les choses en face, hein, nous petite classe moyenne française, moyenne pas très aisée, on avait quand même des domestiques, on avait des… C'était une façon aussi de… y avait beaucoup d’inégalités, et les populations disons pieds noires elles étaient quand même un peu plus aisées que celles des Arabes en Algérie ! Et on avait une vie assez agréable, avec la plage pendant l’été, j’ai ce souvenir d’une petite Californie, quoi, il faisait tout le temps beau, y avait une belle ambiance… Mais donc je pense qu’il n’y a que ça, y a cette nostalgie d’une vie, on dit en arabe hirasla. Hirasla ça veut dire c'était avant et c'était bien. C’est une espèce de nostalgie d’une vie, même si c'était pendant la guerre et même s’il y avait des problèmes de violence, c'était quand même un beau pays, quoi. C’est dans ce sens là que je me sens pied noir. Au niveau des valeurs non, parce qu’il y avait de tout, hein ! Au point de vue culturel, c’est plus juif que pied noir que j’ai gardé les choses. C’est plus quand j’ai mon retour vers le ladino, là, c’est la langue de ma mère, quoi ! Et ça c’est… c’est quelque chose de très profondément… Oh, j’ai une émotion, là, c’est, c’est…
JS : Et vous pensez que vous auriez eu ce retour vers le ladino si vous étiez resté en Algérie ? C’est difficile de refaire les choses, hein, mais…
ANON : Je ne sais pas. Je pense pas, je pense pas, non.
JS ; Donc ça joue quand même un petit rôle ?
ANON : Bien sûr, bien sûr ! Non, c’est une espèce de rattachement à quelque chose qu’on a perdu, quoi ! Je pense pas. Je pense qu’on aurait été dans la voie Français, Français, le plus Français possible et que bon, y avait pas, y aurait peut-être pas eu la nécessité, comme on était rattachés à la terre, de se rattacher à des racines culturelles. Sûrement.
JS : Et donc la cuisine ?
ANON : La cuisine. Alors la cuisine je suis, moi, le dépositaire de la cuisine de ma mère. Et pas mes sœurs. Et ce qui était étrange, ça j’aurais jamais, j’ai travaillé un moment donné… j’ai fait beaucoup de théâtre, hein, du théâtre social, j’ai fondé une compagnie de théâtre, on a travaillé là dessus à un moment donné au théâtre, sur la transmission inconsciente. Et on a travaillé là dessus, et y a quelqu'un qui avait dit, est ce qu’il y a des choses quelquefois qui font que vous avez senti que des générations antérieures vous ont transmis quelque chose sans le vouloir. Et moi j’ai pris cet exemple là. Dans la cuisine à la maison, y avait que les femmes qui rentraient ! Donc les garçons et les hommes rentraient pas dans la cuisine, voilà ! Ou alors ils rentraient de temps en temps, moi en tant qu’enfant je me faisais chasser, un garçon il n’a rien à faire dans la cuisine, voilà. Et ma mère a essayé de transmettre à mes sœurs le couscous, la Dafina, tous les plats rituels religieux, elle a essayé et ça a été l’échec total ! Mes sœurs sont incapables de faire une Dafina, une Frita, une brique à l’œuf, incapables ! Et quand je vais aux Etats Unis, tout de suite ma sœur me dit, tu vas nous faire le couscous, parce que ça fait tellement longtemps que je n’en ai pas mangé ! Tu peux pas faire le couscous ? Non, on sait pas le faire. On sait pas. Et dernièrement ma sœur aînée qui était là, elle me regardait faire la semoule et disait, ah c’est comme ça qu’on cuit la semoule ? Moi la semoule je la fais cuire comme du riz ! Je dis, mais c’est pas possible ! Elle a cinquante huit ans, elle a vécu toute sa vie… toute son enfance en Algérie et elle fait cuire de la semoule comme du riz, c'est-à-dire elle met la semoule dans de l’eau et elle laisse cuire comme ça ! C’est impossible, même les Français ils font pas ça, y a un couscoussier ! Ah c’est comme ça que tu fais la semoule. Et donc moi je suis le dépositaire de toutes ces traditions, et là j’ai même, chaque fois que j’invite des amis, de la famille d’Algérie je leur fais la kalentika, la kalentika c’est quelque chose qui est pour les Oranais la madeleine, la madeleine de Proust ! Vous faites une kalentika à un Oranais, il y a très peu de gens qui la font, c’est une espèce de plat, de flan de pois chiches, c’est tout simple, c’est un flan de pois chiches, mais qui était, qui rythmait la vie des Oranais, Oranais hein, vraiment Oran. Kalentika ça vient d’un mot espagnol qui veut dire chaud, et c'était souvent des petits Arabes qui avaient une espèce de carriole, et cette carriole c'était aussi un four où ils servaient ce flan de pois chiches tout chaud dans la rue. Et toute mon enfance j’ai entendu, Kalentika ! Kalentika ! Et on allait s’acheter ça pour trois fois rien, ils mettaient ça dans du papier journal, c'était sûrement pas très sain (il rit), quelquefois même dans du pain, y avait des gens qui ne mangeaient que ça et c'était très, très… c'était le plat des pauvres mais en même temps c'était un plat que tout le monde appréciait, y avait cette odeur de Kalentika dans les rues d’Oran. Et moi quand je fais la kalentika à des gens qui ont vécu à Oran, c’est pour eux quelque chose de dingue, quoi, y a un goût particulier qu’on ne retrouve… un plat qui n’est quasiment pas… même pas un plat, c’est… Y a la Kenia aussi, la kenia c’est tout ce qui accompagnait l’apéritif. Et donc moi je suis le dépositaire de ça, et je transmets ça, je transmets tellement ça qu’il y a un plat qui s’appelait la frita, toujours des mots espagnols hein, que ma mère faisait, et qui accompagne souvent le couscous, un plat à partir de poivrons et d’ail et de tomates, c’est très simple, mais c’est très difficile à réussir. Et ce qui est étrange c’est que Milène, mon épouse, elle fait la frita de ma mère. Sans avoir jamais connu ma mère. Elle la fait mieux que moi ! C'est-à-dire donc que je transmets, j’essaie moi de faire celui de ma mère, j’ai appris ça à Milène et Milène arrive à le faire, avec le goût de celui qu’avait ma mère et moi j’arrive pas. Donc maintenant chaque fois qu’il y a une frita à faire je dis c’est toi qui la fait, parce que… Et donc cette transmission là à travers les plats, oui, à travers les plats c’est presque essentiel, quoi, je ne sais pas pourquoi.
JS : Et alors vous avez des enfants ?
ANON : Oui.
JS : Et est ce qu’ils se sentent d’après vous un peu pieds noirs, est ce qu’il y a des origines qui… Vous leur avez transmis des choses ou pas ?
ANON : C’est pas un peu ! J’ai deux filles qui ont maintenant trente trois ans et vingt trois ans, trente deux et vingt trois ans, de grandes filles qui ont été… donc leur mère était d’origine protestante alsacienne, je l’ai connue en France bien sûr, et la transmission a été quasiment à quatre vingt pour cent la mienne. C'est-à-dire qu’elles ont très peu pris de leur mère, et quasiment tout de moi. C’est assez embêtant d’ailleurs, c’est… et en même temps, j’ai une certaine fierté. Alors c’est beaucoup, parce que quand j’ai eu soixante ans, le cadeau que j’ai eu c’est une enveloppe dans laquelle mes deux grandes filles ont mis, on t’offre l’organisation d’un voyage en Algérie.
JS : Ah ! Ben j’allais vous en parler !
ANON : Alors elles ont pas dit qu’elles offraient le voyage (il rit), elles offrent l’organisation. Et après j’ai posé la question, notamment à mon aînée, j’ai compris très vite qu’elle ne pouvait pas épouser quelqu'un, qu’elle ne pouvait pas avoir un enfant, qu’elle ne pouvait pas s’installer s’il n’y avait pas ce pèlerinage en Algérie. Si y avait pas ce retour avec moi en Algérie. Et sa sœur de la même façon. Ce qui fait qu’en fait, on est partis tous les trois avec le futur mari de ma fille, donc mon futur gendre, à l'époque ils n’étaient pas mariés puisqu’ils ne pouvaient pas le faire (il rit) avant le pèlerinage, c'était une espèce de truc. Et on est partis tous les trois, elles m’ont bien organisé ça, notamment parce que ma grande fille était dans son travail en relation avec un sociologue algérien qui nous a aidés à organiser ça, parce que c’est pas facile d’aller là bas, bon, voilà. Euh… c’est pas n’importe quel pays, hein, c’est pas… c’est pas comme les gens qui sont de Tunisie ou du Maroc ils ont beaucoup de facilité à y retourner, nous on a beaucoup de difficultés. Et donc on a été accueillis là bas et elles se sentent très, très, très, très marquées par cette culture, elles veulent faire les plats, elles veulent… Là oui, elles sont très impressionnées par ça. Et paradoxalement, par rapport à l’histoire de ma famille, elles ont un retour à la religion juive mais avec quand même quelque chose qui me plaît bien, c’est un retour, parce qu’elles l’ont eu très tôt, hein, toutes les deux elles ont voulu être juives très tôt, euh… elles ont voulu faire leur éducation religieuse, c’est venu d’elles mêmes. Alors même que pour les juifs elles ne le sont pas, puisque leur mère n’est pas juive. Sauf que moi je leur ai dit….
JS : Et la mère est protestante ?
ANON : La mère est protestante.
JS : Pratiquante ?
ANON : D’origine protestante. Non, pas du tout pratiquante. C’est pour ça aussi, c'est-à-dire que, moi je ne suis pas pratiquant mais en même temps y a… le côté juif c’est important pour moi, c'est-à-dire le… un exemple, j’ai jamais rien imposé mais par exemple à Pâques je fais les plats de ma mère et puis on raconte l’exode ! C’est tout ! On raconte. L’histoire. La mémoire. C’est tout. Y a pas d’autre chose, je suis un juif du Kippour, c'est-à-dire la seule fois où je vais à la synagogue c’est le jour du Kippour et puis c’est tout, bon. Par rapport à mon père je suis déjà beaucoup trop juif, mais… beaucoup trop religieux, pas beaucoup trop juif, parce que je pense qu’il affirmait les valeurs, mais à travers ça moi je continue à transmettre aux deux petites, les deux filles de Milène, parce qu’elle, elle est aussi d’origine catholique, mais pas du tout pratiquante, pas du tout ! C’est des gens qui n’ont pas de pratique depuis des générations, ils vont pas dans les églises, ils sont pas baptisés, voilà. Alors du côté de la mère de mes grandes filles, y a pas de transmission alors que ses parents étaient, allaient au temple, hein, mais elle n’a rien voulu transmettre…
JS : Et donc vos filles ont estimé que c'était… suffisamment important pour…
ANON : Voilà, suffisamment important, et elles ont disons une certaine pratique religieuse, moi j’ai pas été contre, sauf…
JS : Mais en dehors de l’aspect religieux, vous disiez, elles sentent pieds noires…
ANON : Elles se sentent attachées à l’Algérie, et maintenant elles savent de quoi je parle ! Elles connaissent le pays, je suis allé partout avec elles, on est allés dans tous les endroits que j’ai connus…
JS : Et vous êtes restés combien de temps ?
ANON : On est restés dix jours, mais c'était assez pour aller à Tlemcen, le berceau de la famille, pour aller à Oran, pour voir toutes les choses qu’il y avait à voir. Et ça les a satisfaites à un point qu’elles veulent y retourner maintenant ! Mais bon, après, ça, on peut organiser autre chose, mais…
JS : C'était en quelle année ça ?
ANON : Y a deux ans ! Juste avant qu’elle se marie. Et ce qui est important pour moi aussi et que j’ai essayé de leur transmettre, c’est que je leur ai dit, bon, vous voulez être religieuses, peut-être, donc elles mangent pas de porc, elles sont pas très orthodoxes mais enfin voilà, je leur ai expliqué que c'était un retour vers quelque chose qui n’était pas tellement dans ma famille puisque même mes parents mangeaient du porc à la maison, hein ! Donc elles, elles récupèrent quelque chose plutôt de mes arrière-grands-parents, hein ! Bon, du côté de ma mère, mais du côté de mon père c'était beaucoup plus loin que ça. Donc elles ont un certain attachement quand même, ce que je pense leur avoir transmis c’est les valeurs surtout, c’est l’histoire, c’est qu’il y a une philosophie derrière, c’est que quand toute leur enfance elles ont entendu à chaque fois à Pâques qu’il ne faut pas oublier qu’elles ont été étrangères en terre d’Egypte, cette symbolique là, et que donc il faut avoir une certaine attitude vis à vis des étrangers, que… qu’il y a un certain nombre de valeurs de tolérance, d’amour du prochain et caetera qui sont contenues dans la religion, c’est ça qui est le plus important. Et que je me souviens d’une histoire, je me souviens très bien de ça, à un moment donné elle essayait de faire la religion au niveau culinaire, donc elle mangeait pas de porc, elle mangeait pas de fruits de mer, et un jour elle est allée manger chez son grand-père qui avait fait, amoureusement il avait fait des crevettes. Et elle est venue le lendemain me dire, tu sais papa j’ai mangé des crevettes. J’ai dit, ben tu sais c’est pas grave, chez nous on s’en fout, elle me dit ou mais quand même, pour moi c’est important. Et je lui dis, mais pourquoi t’as mangé des crevettes si c'était important ? Elle me dit, parce que tu m’as appris que c'était plus important de pas blesser l’autre, parce qu’il m’avait fait amoureusement les crevettes. C'était plus important que le rituel du manger. Ben t’as tout compris.
JS : C’est passé.
ANON : Voilà. Et puis aussi autre chose qui est passé, c’est que moi ce que je supporte pas dans les synagogues traditionnelles c’est la séparation des hommes et des femmes. Et qu’à chaque fois à Pâques, je racontais cette histoire, parce qu’à Pâques je fais le plateau que faisait ma mère. Dans le plateau y a toute l’histoire de l’exode, je ne sais pas si vous connaissez le plateau de Pâques chez les Juifs.
JS : Vaguement.
ANON : Y a la symbolique du ciment qui permettait de construire les pyramides, y a la symbolique des herbes amères parce que c'était l’amertume de l’esclavage, y a la symbolique de la libération, y a la symbolique de la renaissance avec l’œuf… tout est dans le plateau ! Et y a un bout d’agneau pascal, enfin y a tout, plein de symboles sur un plateau, le plateau lui même si on décrit tout ce qu’il y a dessus, y a évidemment la Maxa, le pain qui n’a pas levé, ne serait ce que décrire tout ça et donner l’explication symbolique de tout ça c’est l’histoire de l’exode. Avec tout ce que ça comporte pour moi, c’est pas une histoire magique et caetera, tout ce que ça comporte sur des gens qui se disent, l’esclavage c’est pas possible, il faut lutter contre l’esclavage, il faut accepter l’étranger, il faut accepter l’autre, il faut aller vers la libération. C’est pas un hasard si les Noirs-Américains ont pris l’exode des hébreux comme élément essentiel, la plupart des gospels parlent de ça, ils parlent bien sûr de Jésus mais ils parlent surtout de ça, de cette libération des esclaves. Et que toute ma vie moi j’ai, quand j’ai fait le plateau chaque fois j’expliquais à mes filles, je mets en plus, par rapport à tous les livres qui expliquent comment on fait le plateau traditionnel de Pâques, je mets une orange. Et j’explique chaque fois, à chaque fois, l’orange c’est qu’un jour, y a très longtemps, y a un juif qui a demandé à un rabbin, est ce que vous pensez qu’un jour y aura des femmes rabbins ? Alors lui a dit, alors avec l’humour juif habituel, écoutez, c’est aussi aberrant ce que vous me dites que s’il y avait une orange sur le plateau de Pâques ! Et donc nous à Pâques on met l’orange dans le plateau de Pâques et du coup, ma fille est dans une communauté libérale dans laquelle la femme est un rabbin. Et là, ça me va ! ça me va. Parce que je ne supporte pas la place de la femme dans la tradition juive, traditionnelle.
JS : Et donc vous êtes retourné, et est ce que vous êtes retourné dans les cimetières de vos…
ANON : Oui. Oui.
JS : Ils existaient encore ?
ANON : Alors. Le cimetière à Oran il est à moitié détruit, euh… il paraît qu’il y a eu à un moment donné des travaux, une route, ils ont demandé la permission de… bon, il est à moitié détruit, c’est une jungle, y a un gardien mais qui s’en occupe absolument pas. On l’a visité avec mes filles, on a cherché des noms, on a pratiquement rien trouvé, c’est très compliqué, euh… mais on l’a vu, on est allés au cimetière juif d’Oran, mais j’ai quasiment rien trouvé de ma famille. Avec en rentrant dans un coin un amoncellement de marbre, donc ça a été déterré, abîmé… Alors ils disent que c’est parce qu’il y a une route qui a été construite, ils ont demandé la permission parce que pour les juifs c’est terrible de déterrer un mort, c’est un sacrilège total ! Euh… Et donc on a visité ce cimetière et on a rien trouvé. Par contre on est allés à Tlemcen, là y a quelque chose d’incroyable, c’est d’abord la tombe du rabbin de Tlemcen, qui est très connu, qui est un juif espagnol qui venait d’Espagne au XIVe siècle, le rabbin Okaoua, et qui… qui a été considéré comme un saint par les juifs mais aussi par les musulmans. Et cette tombe qui est un endroit très, très particulier, elle est très préservée, elle est très défendue, y a… elle a été conservée de façon incroyable… et tous les juifs tlemceniens qui y retournent vont la voir, du Rab, ils disent le Rab ! Mais paraît il qu’il y a des musulmans qui viennent, et moi à mon époque, je me rappelle ma mère disait, quand on va voir la tombe du Rab, c'était vraiment un pèlerinage de toute l’Algérie vers ce saint, qui a été tellement bon vis à vis de tout le monde. Et elle me disait, tu vois, y aussi beaucoup de musulmans qui viennent sur ce pèlerinage. Donc y avait une espèce de rassemblement. Et à côté y a le cimetière juif, qui alors lui est conservé d’une façon incroyable, y a un gardien qui est, alors là, ils nous a expliqué, c’est un jeune, il dit mais nous on est gardiens du cimetière juif depuis dix siècles, notre famille ! Il est très fier de ça. Ils ont une charge, et il est très fier de ça. Et tout de suite quand on est rentrés, il m’a sorti un livre, non c’est même pas un livre c’est un cahier, comme un cahier d’écolier, sur lequel y a marqué toutes les tombes, c’est tout… et tout de suite on a trouvé les choses qu’on cherchait, et c’est incroyable comme à Tlemcen y a un respect et un souvenir de… je pense qu’à Tlemcen y avait vraiment…
JS : Une grosse communauté juive, aussi !
Anon : Une grosse communauté juive, et qui était très proche, ils étaient très proches, et notamment avec ce pèlerinage au Rab de Tlemcen où les musulmans allaient aussi. Enfin, c’est assez incroyable dans l’histoire de l’Algérie, y avait beaucoup de rapprochement. Et par contre, je suis allé aussi à la synagogue, que je n’avais pas pu visiter la première fois. Parce que je suis allé trois fois en Algérie. En 1974, 1988 et là avec mes filles. Et les deux fois avant j’avais pas pu rentrer dans cette synagogue parce que c’est devenu une mosquée, la grande synagogue d’Oran, un très beau bâtiment, et là j’avais demandé, aux gens qui nous recevaient j’avais dit, je sais que la synagogue est devenue mosquée, comme d’habitude on n’a pas le droit de rentrer dans une mosquée, et là celui qui nous a reçus à Oran, qui était professeur au lycée d’Oran, et il m’a dit, mais là je pense que tu vas pouvoir la visiter, tu sais pourquoi ? Parce qu’ils sont en réparation, la mosquée est complètement en réparation, et l’architecte c’est mon meilleur ami. Et donc on a pris rendez vous avec l’architecte et on a été je pense les seuls juifs, depuis l’indépendance, à revoir de l’intérieur la grande synagogue d’Oran, et… et il a pas arrêté de nous expliquer l’architecte qu’ils vont tout refaire, mais il dit, c’est un bâtiment absolument extraordinaire, c’est un bâtiment merveilleux, comment à l'époque les architectes savaient construire les choses, ils vont refaire un monument magnifique et il me disait, c’est quand même plus simple que de transformer une église en mosquée. Parce qu’on garde tout. Et j’ai même été étonné qu’au fond y a une grande étoile de David, et il m’a dit, mais ça n’a aucune contradiction, parce que Sidi Daoud, chez les musulmans, c’est dans la Bible et c’est dans le Coran. David, c’est… y a aucune contradiction, on peut avoir une étoile de David dans une mosquée, c’est… y a pas de problème ! Y a pas de problème parce qu’il y a la même interdiction de représenter les images, et que donc tout le reste on peut le représenter sans problème. Donc y a les vitraux qui sont tous gardés, tout le… le seul problème qu’ils avaient, ils m’ont demandé d’ailleurs, il m’a dit, j’aimerais bien savoir, dans le sous sol, y a des espèces de tombes, on ne sait pas trop ce que c’est, est ce que dans les synagogues on enterre des rabbins ? J’ai dit, ah non jamais. C’est pas possible. Et en fait j’ai compris ce que c'était, c'était… dans les synagogues, on enterre les vieux livres. Qui sont trop abîmés pour être lus. Les Bibles, on ne les détruit jamais, on ne détruit jamais un livre ! Et j’ai dit, c’est tout ce qu’il y a là. Tout ce qui est là, ça doit être ça. Ça doit être les vieux livres, c’est tout. Alors il a dit, c’est bien, parce qu’on a peur d’y toucher, on a peur d’avoir des problèmes après avec les gens qui vont dire, on a déterré des choses, mais… Et je pense qu’ils n’y ont pas touché ! Mais si c’est des livres, pour eux c’est pas un problème !
JS : Et donc le… votre rapport à la musique ladino, c’est venu assez tardivement, c’est ça que vous m’avez dit ?
ANON : C’est revenu tardivement, avec quand même le fait, c’est pas complètement tardivement parce que finalement mes filles je les ai bercées avec les berceuses que me chantait ma mère ! Donc je les ai bien sûr bercées avec les chansons françaises, je veux dire, comme tout le monde on a chanté Frère Jacques, Fais dodo…. Toutes ces petites chansons, toutes ces petites comptines françaises qui sont des berceuses, mais en plus, et comme par hasard c’est celles qui marchaient le mieux, et ça marche aussi avec mon petit fils maintenant, c’est les chansons de ma mère, parce que je pense que quand je les chante y a quelque chose d’autre qui passe, et que… donc finalement, ces chansons qu’on appelait Tétouanaises, je les ai toujours chantées, notamment pour bercer mes enfants. Mais le fait de les chanter devant les autres et d’en faire quelque chose d’autre que simplement la berceuse pour les enfants, ça, ça m’est venu y a pas longtemps. En me disant, y a une telle richesse dans ces mélodies, dans ces paroles, donc… y a quelque chose à en faire.
JS : Alors en fait on n’a pas parlé tellement de votre parcours professionnel, est ce que ça rencontre un peu votre trajectoire de pied noir ou pas ? Est ce qu’il y a eu des rapports, des liens avec d’autres pieds noirs qui se sont faits… Vous m’avez parlé finalement d’intégration après 1968, et puis…
ANON : Ouais. Ouais. Quel rapport avec mon histoire, mon parcours professionnel, euh… moi je pense être très, très marqué par l’histoire de mon grand-père, je suis très marqué par les Mystères du peuple, est ce que ça a quelque chose à voir avec un parcours pied noir j’en sais rien, en tout cas je suis marqué de ce côté là parce que ce n’est pas un hasard si je suis devenu sociologue, y a pas beaucoup de hasard, hein. J’étais à un moment donné, ça a marqué une grande partie de ma vie, j’ai milité avec le théâtre et j’étais au théâtre de l’Opprimé. Et c'était incroyable, le théâtre de l’Opprimé, quand je suis rentré au théâtre de l’Opprimé, c'était rue Eugène Sue à Paris, on peut pas le croire une chose comme ça ! Et alors notamment parce que rue Eugène Sue mais aussi l’Opprimé parce qu’en fait, si on revoit le… l’idée fondamentale d’Eugène Sue, c’est qu’il faut que les opprimés se libèrent de leurs oppressions ! Et bon, c’est pas un hasard, j’étais marqué par mon père, par mon grand-père là dessus ! Si j’ai fait des études après, si je suis devenu docteur en sociologie, c’est d’une part parce que, et je l’ai mis dans ma thèse, ça, je suis devenu docteur en sociologie et je pense que j’ai beaucoup déçu mes parents et surtout mon père de pas être docteur. Mais docteur en médecine ! Mais j’ai eu aussi cette histoire là, qui se racontait chez les juifs parce que tous les, la plupart des juifs de cette génération ils voulaient que leurs enfants soient docteurs. Et y avait une histoire comme ça disant, docteur tout ce que tu veux, même docteur des animaux mais docteur (il rit) ! Et finalement j’ai été docteur en sociologie, et y a quelque chose qui m’a poussé à l’être, mais beaucoup plus tard dans ma vie, mon père n’a pas vu ça, euh… fallait que je sois docteur, quelque part. Et pas n’importe quel docteur finalement, parce que sociologie c’est aussi quelque part dans cette tradition de comprendre la société, de comprendre la lutte des classes, d’être là dedans, dans des valeurs sociales qui m’ont été transmises par mon père et sûrement par mon grand-père que je n’ai pas connu. Je vois que ça comme trajectoire, et alors d’autre part, la musique, ça oui par rapport à ce que je vous ai dit, cette ambiance de… dans laquelle on était plongés quand on était jeunes, l’ambiance rock’n’roll qui était très forte à Oran, parce que y avait la marine américaine à Mers el Kébir, qui nous a beaucoup, beaucoup marquée, on a été très, très… Et donc le fait que je sois très marqué par la musique et notamment la musique rock américaine c’est quelque chose qui est essentiel. Mais autrement j’ai été enseignant jusqu’à la retraite, j’enseigne toujours un peu à la fac, et j’ai parallèlement fait cette activité de théâtre social. Je sais pas si on peut dire que c’est marqué par le côté pied noir, mais en tout cas parmi les influences familiales, sûrement !
JS : Alors après, juste des petites questions comme ça, j’en avais parlé un petit peu au téléphone, euh… est ce que vous pensez qu’il y aurait des documents, des choses qui pourraient…
ANON : Je n’ai pas réussi à, j’ai pas grand chose. Moi ce que j’ai sorti, c’est un texte que j’ai écrit, je ne sais pas si ça peut être important, qui explique un petit peu… Donc moi ce que je peux, y a mes chansons, mes chansons en ladino, je ne sais pas comment vous les transmettre mais je veux bien vous les transmettre, y a ce texte que j’ai écrit qui explique un petit peu une ambiance dans laquelle on était baignés dès le début de la guerre d’Algérie, qui était une ambiance plutôt… donc marqué par… qu’est ce que j’en ai fait… voilà… bon, ça vous le lirez, je sais pas, mais comment est ce que mon père nous a influencés pour qu’on comprenne que tout ce qu’on disait sur les Arabes, le FLN c’est des… simplement des terroristes assoiffés de sang qui veulent massacrer les Français un point c’est tout… c’est ce que la plupart des pieds noirs racontaient, quoi ! C’est des bandits, quoi, des bandits avec des couteaux qui vous égorgent. Pourquoi ? Parce qu’ils sont méchants, voilà ! C’est ce qu’on nous racontait quand on était petits, mais cette petite histoire est très, pour moi est très importante pour montrer comment mon père voulait nous éduquer autrement, voulait nous faire comprendre, mais nous faire prendre conscience, quoi, c’est la question de la conscience. Nous faire prendre conscience qu’ilk y avait autre chose là dedans que simplement ce manichéisme des pieds noirs qui sont gentils et du FLN qui sont des méchants. Vous verrez ce texte, c’est pas maintenant qu’on va le…
JS : Non, non.
ANON : Non ? Bon.
JS : Après peut-être aussi simplement des images de jeunesse, hein, si vous avez ça, je ne sais pas.
ANON : Des photos ?
JS : Oui !
ANON : Des photos, alors les seules photos que j’ai ce sont des photos dans lesquelles y a des, en fait c’est des photos de personnages, quoi, c’est… des photos de…
JS : Oui, mais oui ! Mais on est dans des histoires de vie, hein, de toute façon…
ANON : D'accord.
JS : Sauf si ça vous dérange, mais…
ANON : ça ne me dérange pas du tout !
JS : Par exemple je vois, voyez, comme quoi c’est très utile de venir chez les gens, que vous avez gardé un billet, banque d’Algérie, vingt francs, je le vois juste devant moi (rires) ! Peut-être que vous l’avez racheté après, mais… (rires)
ANON : Non ! ça date de là ! Voyez ! Voyez !
JS : Pourquoi vous l’avez gardé, par exemple, ce billet ?
ANON : Je ne sais pas. Je ne sais pas. C’est tout ce que mon père a eu comme héritage, vingt francs. Y a des photos, la seule photo que j’ai de ma grand-mère maternelle. La seule photo qu’on ait. Donc… elle était d’origine espagnole elle carrément, de Séville… Alors là j’ai une photo d’un baptême, alors ça c’est important peut-être. Ça c’est mon grand-père, et c’est un baptême républicain ! Voilà. On baptise l’enfant là, on voit pas grand chose, mais en même temps, c’est un baptême républicain, donc mon grand-père était très attaché au fait que, voilà, c’est l’histoire des Mystères du Peuple, comme y avait une rupture avec la religion, il était, alors je l’ai découvert après quand j’ai fait de la sociologie, il était très durkheimien. Vous savez, Emile Durkheim, qui était fils de rabbin. Il a passé sa vie à écrire des choses sur comment on peut relier les gens sans religion. La question fondamentale en fait ! Parce qu’abandonner la religion, il faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain ! Et Durkheim toute sa vie a essayé d’expliquer comme toutes les communautés humaines ont toujours inventé la religion pour se relier, c’est bien le mot, religion ça vient de là. Et que si on abandonne la croyance en Dieu, ben il va falloir trouver d’autres rituels, d’autres façons de se relier, et qu’ils soient républicains. Et Durkheim disait, il faut mettre en place des rituels laïcs, républicains, le drapeau, l’hymne, des choses qui relient les gens entre eux et qui soient pas basées sur la religion. Ben ça c'était l’idée de mon grand-père, et là… il était aussi franc maçon donc y avait cette idée là, d’une espèce de religion sans Dieu, et c’est une photo importante de ce côté là, c’est le côté… donc… alors… le baptême républicain. Et ça c’est une photo des grands parents, c'est-à-dire des… des parents de ma grand-mère. Et là on voit la tradition des femmes qui étaient quand même voilées, enfin voilées, qui avaient un fichu, comme ça, que je voyais beaucoup en Algérie, des femmes juives qui avaient une certaine façon de s’habiller et de se mettre un foulard, quoi. Un foulard traditionnel. Donc je ne sais pas, je peux vous les laisser ces photos, ou comment on fait ?
JS : Eventuellement ce que je peux faire… ce qui pourrait peut-être être utile finalement, si vous êtes d'accord, c’est que moi je reviens chercher, à ce moment là que vous me les gardiez peut-être et que vous me mettiez juste un tout petit commentaire, et puis moi je les… Ou je les photographie, ou je vous les emprunte et je scanne, ou quelque chose comme ça !
ANON : Je ne sais pas, comme vous voulez ! Parce qu’il y a des choses intéressantes quand même, parce que, enfin…
JS : Parce que ça m’intéresse autant d’avoir votre commentaire sur l’image que l’image elle même bien sûr.
ANON : Bien sûr, bien sûr. Donc j’essaye de vous faire…
JS : Je vous fais travailler, mais (elle rit)…
ANON : Non non, mais attendez c’est avec plaisir. De toute façon ce que vous me faites faire là, moi c’est aussi pour mes enfants que je le fais, alors…
JS : Donc voilà !
ANON : Parce que peut-être qu’ils ne savent pas tout ce que je raconte, hein ! Donc vous me faites dire des choses… Ah, ça c’est intéressant ça. Colonie de vacances en France. Un groupe de jeunes qui viennent d’Algérie. Et on a tous les jeunes Arabes qui sont là, et tous les jeunes non-Arabes qui sont là. C’est quand même pas mal. Vous voyez ? Regardez ! On prend un photo, y a le moniteur qui est là, on est à Luchon, je crois, en colonie de vacances, des jeunes qui viennent d’Algérie. Et comment la séparation est faite, c’est très net, hein ! Nous on est soit d’origine juive soit d’origine espagnole, ou française, ça c’est mon cousin… tous les blancs…
JS : Oui on voit, ils sont un peu plus basanés en bas qu’en haut !
ANON : Et tous les Arabes ils sont en bas ! C’est incroyable ! C’est des choses comme ça.
{ FIN 1/ DÉBUT 2}
ANON : … Les camps de concentration. Euh… Je regarde… je vous explique ?
JS : Oui, alors le lien avec le billet ?
ANON : Non parce que je me dis, de camp il dit ce billet ? Et tout d’un coup je vois 1942. Et 1942, donc mon père est revenu de France, parce qu’il avait fait la guerre, il est revenu de France après la débâcle, euh… on lui a enlevé sa Croix de Guerre parce qu’il était juif, on lui a enlevé sa nationalité parce qu’il était juif, et on lui a enlevé, à l'époque il faut savoir que mon père était contrôleur des contributions, il avait passé le concours ! Et on l’a supprimé de la fonction publique. Et donc quand il a vu ça il est rentré en Algérie et en Algérie quand il est rentré, tous les militaires qui revenaient du front, démobilisés… (quelqu'un toque à la porte- coupure). Les militaires juifs qui revenaient de France ont été par l’administration vichyssoise, puisque c'était une administration vichyssoise en Algérie à cette époque là, mis dans un camp de concentration à Bedeau, gardé par la légion étrangère, et chose étonnante, c’est que mon père y est resté jusqu’en 1943. Et souvent je lui demandais, mais en 1943 y avait déjà eu les débarquements américains ! Comment ça se fait qu’ils ont conservé cette aberration ? Et il m’a expliqué que quand les Américains ont débarqué ils avaient le choix, le débarquement américain en Algérie n’a pas été un débarquement violent ! Mais y avait un choix, soit de la part de l’administration et de l’armée vichyssoise à l'époque qui était en Algérie, soit de se battre contre le débarquement américain, soit de s’entendre. Et ils se sont entendus au point où l’administration vichyssoise est restée…
JS : Je l’ignorais complètement !
ANON : Est restée, en fait comme y a pas eu de conflit, ils se sont entendus, les Américains ont dit, bon, vous continuez à faire votre administration comme avant, on va pas couper les têtes et caetera, mais vous nous laissez débarquer en Algérie parce que ça va être la base en fait après de la reconquête de la France. Et y a eu une entente ! Ce qui fait que le camp de concentration n’a été fermé qu’en 1943. Un an après le débarquement américain.
JS : C’est fou, ça !
ANON : Et donc mon père a été… Alors, c'était pas vraiment un camp de concentration comme on peut l’imaginer, géré par les Allemands, y avait même de temps en temps des permissions, puisque c’est comme ça que mon père a connu ma mère et a fait qu’ils aient un enfant en 1943, mais quand ma sœur est née en mars 1943, eh ben mon père était encore dans ce camp de concentration. Il n’a eu cette permission que pour se marier, et on le remettait dedans (il rit) ! Enfin, c'était pas vraiment le camp de concentration habituel, mais c'était quand même un camp de concentration, où on mettait des Juifs, c'était… (quelqu'un toque à la porte- coupure). Troisième mobilisation, ensuite la guerre, ensuite le retour en Algérie dans un camp, enfin je veux dire, il a vraiment vécu toutes ces années là… Alors on peut dire que c’est pas un camp de concentration allemand, y a pas eu de camp d’extermination et caetera mais c'était quand même un camp administré par les Chis qui enfermaient tous les juifs qui venaient de… de France et qui avaient été mobilisés. C'était pas un camp, y avait pas les femmes, les enfants, y avait que les hommes militaires. Bedeaux ça s’appelle. Et c'était dans le Sahara. B, E, D, E, A, U, X. On le retrouve sur internet, si on tape bedeaux, vous allez voir.
JS : Et le billet alors pourquoi vous l’avez conservé ?
ANON : Je ne sais pas (il rit) ! Je l’ai retrouvé dernièrement. Je ne s ais pas. Mais peut-être qu’en retrouvant des papiers, y a des choses que je vais vous ressortir, notamment, les Badache étaient très fiers de ne pas être Français par décret Crémieux. De l’avoir été avant. Ils avaient eu leur nationalité parce que le grand-père du grand-père là dont je vous ai parlé, avant le décret Crémieux, il s’était engagé dans l’armée. Et ils avaient été francisés pour service rendu à la patrie. Donc on a été naturalisés avant. Ils étaient très fiers de ça mais ça n’a servi à rien quand il y a eu abrogation du décret Crémieux, parce que l’administration vichyssoise c'était vous êtes juif vous êtes juif, on en a rien à foutre. Ce que, je me rappelle, j’ai le papier où y marqué, parce que mon père, mon grand-père à l'époque, mon grand-père a essayé de faire valoir ça et a eu un papier comme quoi la famille Badache n’a pas été française par décret Crémieux mais pour service rendu à la patrie avant le décret Crémieux. Mais ça n’a servi à rien, ça c’est sûr. Ce qui fait que, je me rappelle très bien, encore dernièrement des oncles qui se disputaient, mon oncle qui est le dernier frère de mon père, qui est décédé dernièrement. Il se disputait avec d’autres juifs de la famille, comme ça, en disant, nous on a jamais été juifs indigènes ! Parce que indigène c'était une insulte, quoi, c'était… Nous les Badache on a jamais été juifs indigènes ! Parce que c'était quoi les juifs indigènes c'était les juifs qui avaient été francisés par le décret Crémieux et qui étaient revenus, rabaissés à l’état d’indigènes quand le décret Crémieux a été abrogé.
JS : Et en même temps ça faisait quand même une sacrée inégalité entre les juifs et les autres ! Puisqu’eux étaient Français, et….
ANON : Oh oui. Oui. Oui. Ils ont été… et là les enfants on les a sortis de l’école, hein, c’est… A Oran y a eu une création, moi j’ai des cousins, c’est pas ma génération, ils sont un peu plus vieux que moi, qui ont été chassés de l’école publique, qui ont été dans des écoles privées organisées par les juifs, euh… à Oran c'était des gens qui s’appelaient Bénichou, qui ont créé le… on appelait ça le cours Bénichou mais en fait ils avaient appelé ça le cours Descartes ! Et qui avait recueilli tous les juifs qui avaient été chassés des écoles !
JS : Oui, non mais je parlais d’inégalité de statut ! Du décret Crémieux lui même !
ANON : Ah oui, oui ! Bien sûr ! Bien sûr ! Ah ben l’inégalité de statut dans le sens où le décret Crémieux francise une communauté, l’ensemble d’une communauté qui n’est pas d’origine française, pour la plupart, à quatre vingt dix neuf pour cent, ils sont d’origine soit espagnole, soit berbère, soit… ou autre, et qui les francise d’un seul coup, qui les naturalise d’un seul coup. Ah oui ! C’est de ça dont vous parlez ?
JS : Oui !
ANON : Oui, bien sûr ! Ah ben oui ! Une inégalité qui a créé beaucoup de problèmes finalement entre les Juifs et les Arabes, parce que finalement y avait, comme le colonisateur il se met dans la poche une partie de la population contre l’autre ! Voilà, il se sert de cette minorité pour finalement… opposer les gens d’origine algérienne les uns contre les autres !